ATHENA-DEFENSE

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Anarchie en Somalie (Somalie 1993)

 

Ce tout dernier article du général Manificat clôt cette série consacrée au renseignement militaire et, modestement, je l’encourage à la rédaction d’un livre sur le sujet qui remettrait en perspective les évènements de notre époque avec ceux qui, pas si éloignés, ont semé les racines des colères actuelles  et à venir.  

 

 

 

Je le remercie vivement, mais cela a été rendu possible, pourquoi ne pas le dire, par la confiance réciproque que nous avons tissée.

 

 

Elle a débuté par hasard en RDA en 1982 sur la Cottbus-Finsterwalde (certains comprendront), mais ce ne fut qu'un début.

 

À cette époque, elle fut de courte durée, le major, observateur et chef d’équipage (j’y tiens,) que j’étais, avait croisé la route d’un lieutenant-colonel élégant et svelte (il l'est toujours) au béret rouge orné de l’insigne des paras du 1° RPIMa. Le petit monde de la cavalerie, dont j’étais issu, était bien éloigné de celui des forces qui, à l’époque, n’étaient pas qualifiées de spéciales. Le major que j’étais arrivait à la fin de son séjour de 4 ans, celui du lieutenant-colonel Manificat commençait.

 

Nous avions peu communiqué, les circonstances ne s’y prêtaient pas.

 

Puis, il y a eu un livre, ou plutôt deux, le sien sur la MMFL et le mien, et quelques incompréhensions à ce sujet, mais vite oubliées entre hommes de bon sens.

 

Ces  dernières années,  une participation à un projet commun nous a réunis.

 

Vous pourriez penser que je m’égare, que je suis hors sujet, ce n’est pas le cas, car au-delà des faits qu’il relate, Patrick Manificat raconte d’abord une histoire d’hommes, son histoire et celle des autres. Et les hommes qui se croisent dans des circonstances exceptionnelles savent se reconnaitre.

 

Dans le renseignement et aussi ailleurs, mais peut-être un peu plus dans le renseignement opérationnel, ce n’est qu’œuvre de simple bon sens de reconnaitre que le meilleur des systèmes d’armes est celui de la valeur des hommes. Et cela prend tout son sens dans ce dernier article et sa conclusion.

 

Que dire aussi du soldat qui ne peut que constater les désastres de politiques menées sans réfléchir aux conséquences. Rien n'a changé aujourd'hui. Ils en payent le prix et l'oubli qui va avec.  La défaite des américains dans la bataille de Mogadiscio en est un autre exemple. 

 

Alors, je lui laisse le mot de la fin en espérant d'autres articles : « nous avons le sentiment qu’aujourd’hui le renseignement, hier malaimé des armées, a désormais droit de cité, avec une ressource humaine en nombre et de qualité qui s’efforce de partager et de diffuser un renseignement fiable et utile »

 

 

Merci mon général ! 

 

à bientôt ici j'espère. 

 

 

Roland Pietrini

 

 

 

10ème (et dernier) article

 

Anarchie en Somalie

(Somalie 1993)

 

Moi et la Somalie contre le monde, moi et mon clan contre la Somalie, moi et ma famille contre le clan, moi et mon frère contre la famille, moi contre mon frère… 

(Proverbe somalien)

 

Si les Américains avaient su

 

L’officier traitant de la Direction du Renseignement Militaire à la sous-direction exploitation, section Afrique/Moyen-Orient, a d’excellentes lectures. Ce n’est malheureusement pas le cas de nos amis américains lorsqu’ils se lancent dans l’opération « Restore Hope ». Voici ce qu’ils auraient dû lire dans « La nouvelle géographie universelle » écrite par Elisée Reclus en 1888 :

« Le pays des Somali est ravagé par des guerres incessantes. Le seul champ qu’on y cultive est le champ de la mort. S’il est honorable de tuer, il ne l’est pas moins de piller. N’ayant aucune cohésion nationale, les Somali se divisent et se subdivisent en un grand nombre de clans qui s’associent ou se séparent suivant les vicissitudes des guerres et des alliances.  Contre l’étranger, on a tous les droits : il ne peut pénétrer dans le pays qu’après s’être choisi un protecteur, moyennant achat… »

A part la kalachnikov qui a remplacé la sagaie, le reste est toujours d’actualité. La persistance de l’anarchie en Somalie et l’accroissement de la famine, du moins sa médiatisation, ont alerté l’opinion internationale. En décembre 1992, la France lance l’opération ORYX, participation française à l’intervention multinationale approuvée par l’ONU, à vocation humanitaire et placée sous commandement américain : Restaurer l’espoir.

C’est la première opération déclenchée depuis la création de la DRM. Jusqu’à présent, celle-ci a toujours pris le train en marche et rajouté des cellules spécialisées dans les opérations en cours, un peu comme des rustines. Pour la première fois, la fonction « renseignement » va être intégrée dès la conception, puis dans la préparation et l’exécution de la mission. Et pour que la décision d’engagement soit prise en toute indépendance, il nous a fallu obtenir toutes les informations de façon autonome.

 

La chasse aux renseignements est ouverte

 

Nous sommes rentrés dare-dare du Cambodge car le Directeur nous réclamait. Le docteur Kouchner avec son sac de riz sur l’épaule avait ému l’opinion publique et il n’en a pas fallu plus pour que nous chaussions les bottes américaines. A croire que nous sommes les seuls à savoir que les Somaliens ne mangent pas de riz, mais du sorgho. Dès notre retour, la sous-direction recherche s’active dans le but de récolter le maximum de renseignements. Contact est pris avec les attachés des pays voisins, le Kenya, l’Ethiopie et Djibouti, ainsi qu’avec le deuxième bureau de ce territoire. Les fax arrivent et sont transmis aux exploitants qui formulent leurs questions. La pompe amorcée, nous nous tournons vers les ONG et les organisations humanitaires internationales. Particulièrement concernées par la protection de leur personnel, les ONG ne nous cachent rien de ce qu’elles savent et nous abreuvent en renseignements précis et le plus souvent fiables sur les factions, le terrain et la population ainsi que sur l’implantation de toutes les ONG, en particulier à Mogadiscio la capitale avec son million d’habitants. Le B2 de Djibouti reçoit instruction d’interroger les réfugiés somaliens (20.000 environ) qui commencent à affluer dans la petite République. Nous prenons contact avec le Quai d’Orsay pour que les diplomates approchent d’un peu plus près les délégations des factions en déplacement. Simultanément, nous commençons à réfléchir à l’organisation du renseignement dans ce pays sans Etat en proie aux luttes claniques dans le cadre d’une opération à la fois multinationale, humanitaire et onusienne.

 

 

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Mirage IV reco

 

Le Berry, notre navire d’écoute, met le cap sur l’Océan Indien. En attendant qu’il arrive sur zone au large de Mogadiscio, le DC 8 Sarigue effectue plusieurs missions d’interception au-dessus de la Somalie et nous confirme que tous les moyens de guerre électronique des forces somaliennes sont hors service. Nos stations d’écoute terrestres de Djibouti sont réorientées sur l’écoute des réseaux locaux. Une des deux stations reçoit l’ordre de se préparer à faire mouvement, renforcée par du personnel venu de métropole.

Pendant ce temps, le colonel chargé de l’imagerie s’active sur les moyens de reconnaissance. Il commence par exploiter et diffuser les scènes du satellite SPOT disponibles en archives, puis déclenche les missions de reconnaissance avec notre DC 8, bientôt renforcé par le Breguet Atlantic de l’amiral commandant l’Océan Indien, avant d’engager les Mirage IV au dessus du territoire. Ces derniers sont équipés d’un pod photographique très performant. Les objectifs prioritaires sont les villes, les aérodromes, les zones portuaires et le réseau routier.

 

L’ensemble des informations recueillies est transmis au centre opérationnel interarmées pour lui permettre d’établir la conception de l’opération. Les renseignements que nous fournissons sont en effet déterminants pour le choix de la zone qui sera occupée par la France en fonction de l’effet à obtenir. Le directeur de la DRM propose trois formules : dans la première, nous agissons de façon  intégrée en nous installant à Mogadiscio. Dans la deuxième, nous agissons de façon indépendante et débarquons à Kismaayo avec nos propres installations portuaires et aéroportuaires. Enfin, une solution intermédiaire consiste à rayonner à partir d’Hoddur au nord. Ce sera la zone retenue.

 

Le choix arrêté par le chef d’état-major des armées, nous nous lançons dans l’élaboration d’un plan particulier de renseignement et participons à l’édition de documents et de cartes permettant une meilleure connaissance du milieu géographique, climatique, ethnique, politique ainsi qu’une meilleure appréciation des risques : bandes armées, équipements, procédés de combat des « technicals » etc. L’implantation des clans, celle des ONG, la localisation des puits, les routes supposées minées, tout cela fait l’objet de cartes spécifiques.

 

L’intervention étant décidée, nous organisons la chaîne de renseignement. Elle est d’abord nationale, c’est-à-dire reliée directement aux centres de décision français. Elle est ensuite unique, ce qui signifie que tous les niveaux de renseignement sont pris en compte. Elle est enfin intégrée, c’est-à-dire placée sous la responsabilité du général commandant l’opération qui dispose d’un adjoint de la DRM, mon propre adjoint en l’occurrence dont je consens à me séparer pour la bonne cause ! Le deuxième bureau est rapidement constitué, venant pour moitié de Djibouti et de Paris. Des cellules de liaison sont mises sur pied avec les ONG, l'ONU, et les Alliés. Une cellule de recherche humaine avec plusieurs équipes du 13e RDP, une cellule de recherche technique avec des moyens d’interception et de localisation des communications, et bien sûr de traduction. Enfin, une cellule imagerie déclenchant et exploitant les missions de reconnaissance photo. Dans les premiers jours du mois de décembre, tous nos « pions » ont été constitués et le détachement précurseur est prêt à démarrer.

 

« Tribal pursuit »

 

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Dromadaires

 

Le mot Somalie viendrait du mot arabe zumal qui signifie peuple riche en bétail. C’est vraisemblable car ses habitants  possèdent, et de loin, le premier troupeau mondial avec sept millions de chameaux. Un peu moins nombreux, le peuple somali est composé de nombreuses tribus, subdivisées en clans et sous-clans. Ce sont des nomades pour qui l’activité noble est la guerre, le travail indigne est celui de la terre et la seule richesse se compte en chameaux. Contrairement à ce qui a été dit, les plaines côtières sont très riches et irriguées par deux rivières. Tout y pousse et, avant de jouer les « Mad Max », les Somaliens exportaient leurs bananes en grande quantité. C’est dire que la famine était loin d’être une fatalité. En réalité, ce sont des clans qui en ont affamé d’autres. L’armée nationale somalienne ayant disparu, le contrôle du pays est devenu avec le brigandage  le sport national, et c’est la guerre des tribus qui  a provoqué, à partir de 1991, le démembrement de la Somalie la généralisation des pillages et des exactions.

 

Les Occidentaux ont bien du mal à se retrouver dans cet émiettement tribal : le Somali National Movement, soutenu par l’Ethiopie, est à la tête du Somaliland. L’United Somali Front est composé d’Issas soutenus par la république de Djibouti. La Somali Democratic Association de l’ethnie Gadabourci s’est rallié au SNM après l’avoir combattu. L’United Somali Party est de l’ethnie Darod. Le Somali Salvation Democratic Front est de la même ethnie, mais du clan Midjertein. L’United Somali Congress est du clan  Hawivye avec une faction pour le général Aïdid et une autre pour Ali Mahdi. Le Somali Patriotic Movement appartient à l’ethnie darod ogaden. Le Somali democratic Movement s’est allié à l’USC. Le Somali National Front regroupe les partisans de l’ancien Président Siad Barré…

Toutes les tentatives pour réconcilier ces différentes factions ont échoué.

 

Dans ce pays hors de contrôle où la situation ne cesse d’empirer, les résolutions de l’ONUSOM sont si peu respectées que tous les clans tirent sur les casques bleus. Les milices ne sont jamais à court d’armes et de munitions. C’est l’anarchie la plus totale.

 

Pour toutes ces raisons, nous avons le sentiment diffus du gâchis qui se prépare et cela nous renforce dans l’idée qu’il va nous falloir disposer à tout moment de bons renseignements de source nationale. Lorsque tous les moyens prévus sont déployés et que la chaîne de renseignement commence à alimenter la DRM et tous ses destinataires, il est temps de nous rendre sur place, ne serait-ce que pour identifier les inévitables points de blocage.

 

Un néo-colonialisme de bon aloi

 

Venant de Djibouti, notre Transall longe la frontière éthiopienne et survole les hauts plateaux au nord de Mogadiscio avant de se poser à Hoddur. L’état-major d’Oryx est installé dans d’anciennes casernes ruinées dont il ne reste que les murs. Nous rendons visite aux équipes du 13e RDP. Elles ont permis, grâce à leurs observations, la découverte et la saisie d’un important dépôt d’armes à Baïdoa. Elles sont maintenant placées à la frontière éthiopienne et au Nord de Hoddur où elles renseignent en permanence sur le flux des caravanes qui passent dans leurs secteurs. Grâce au GPS qui équipe leurs véhicules, les équipes ont fait des relevés de pistes et mis à jour les cartes. Le Service géographique, qui est  présent sur zone, a enregistré leurs observations. Un tour d’horizon nous permet de voir que si l’organisation est rodée, elle peut cependant être améliorée en rajoutant un moyen informatique de traitement des données, en augmentant les moyens de transmission protégée et en donnant au chef de détachement une certaine autonomie financière lui permettant, en particulier, d’embaucher des interprètes et d’acquérir des documents intéressants.

 

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Le fort

 

 

Le général qui commande l’opération nous accueille à son tour chaleureusement. Il est très satisfait des moyens de renseignement dont il dispose et de leur fonctionnement. Cela fait toujours plaisir à entendre. D’autant que dans la situation inextricable où se sont placées les troupes de l’ONU, la zone de responsabilité française est en train de devenir un espace privilégié, la seule « vitrine » de l’ONUSOM et les Français les seuls à parler aux Somali, tout en les combattant si nécessaire avec discernement. Comme les unités déployées par la coalition ont imité pour la plupart les Américains, retranchés dans leurs citadelles de l’aérodrome et de l’ambassade,  les chefs de guerre ont pu replier en toute quiétude leur armement lourd et leurs combattants dans leurs fiefs d’origine. D’autres casques bleus ont consacré toute leur énergie à éviter les heurts avec qui que ce soit, passant même des marchés avec les factions. Seuls les Français et les Italiens ont procédé autrement. Mais à Mogadiscio, nul ne s’est aventuré dans les quartiers populaires, laissant le champ libre à l’alliance du général Aïdid.

 

Les infidèles sous la loi du racket

 

 

Somalie Log US.jpg
matériels US

 

 

 

L’aéroport est une véritable ruche et les mouvements d’avions ne cessent pas. La logistique américaine est impressionnante. L’armée US l’est moins. Elle  s’est installée en trois endroits : le port, l’aéroport et l’ambassade. Elle circule entre ces trois points dans des convois hérissés d’armes et se sent assez peu concernée par le restant du territoire. Les avions sont alignés sur les pistes, les chars sur les quais et les Somaliens à la porte de l’ambassade. Car on embauche ! Il faut des serveurs, des menuisiers, des maçons, des interprètes etc. D’un coup de jeep, nous allons voir au bord de l’eau la station française de dessalement de l’eau de mer qui rend bien des services à la population. En longeant les quais, nous contemplons les énormes porte-conteneurs américains qui déchargent des tonnes de matériels, mais pas question de nous approcher de trop près : un capitaine de la police militaire US nous éloigne de la voix et du geste avec la diplomatie qui caractérise cette subdivision d’armes. A l’ambassade US, où nous devons montrer patte blanche, car c’est un véritable camp retranché, nous rendons visite à notre cellule de liaison auprès des alliés. Elle a participé à toutes les opérations avec les Belges, les Américains, les Italiens et les Canadiens.

           

Nous la quittons pour aller voir ce qu’est devenue notre ambassade. Elle n’a pas été épargnée et porte les stigmates des combats de rues que se sont livrés les clans. Les véhicules isolés ne sont d’ailleurs pas autorisés à circuler et nous sommes harnachés comme des chevaliers du Moyen-âge. Quant aux ONG, elles ne peuvent circuler qu’accompagnées de leurs « protecteurs » qu’elles payent à prix d’or.

 

En fin d’après-midi, nous rejoignons notre détachement d’écoute, à proximité de l’aérodrome, installé dans un coin discret d’un bâtiment en dur et qui fait un travail très apprécié en interceptant de nombreuses conversations entre chefs de clan à Mogadiscio ainsi que les communications dans le reste du pays. Le soir, nous dînons avec le chargé d’affaires français, ainsi que des représentants de l’ONUSOM, de MSF, d’AICF et d’AHF. Un logisticien de l’AICF partage notre repas. Il nous raconte comment son équipe a perdu sa Toyota Landcruiser, sa radio HF, trois Motorola, sans compter les montres, les chaines en or et les lunettes de soleil, malgré leurs trois gardes du corps somaliens et malgré l’intervention du « général » Ali Mahdi, un ancien hôtelier plutôt favorable aux casques bleus et aux ONG. Il s’estime heureux d’avoir conservé la vie, car les agresseurs étaient de tout jeunes Somaliens « katés » qui haïssaient les infidèles ! Le riz de l’aide humanitaire a quand même un goût bien amer.

 

Les raisons de la famine

           

Nous mettons le cap de très bon matin sur Afgoye, puis Awdegle où l’AICF s’est installée. Toute cette bande côtière est très bien irriguée, c’est le jardin potager de la Somalie, et la famine n’a pas pu venir du manque de nourriture, puisque tout pousse ici. En revanche, il est toujours possible d’affamer tout ou partie de la population en l’empêchant d’accéder aux cultures. A Jannale, c’est la récolte des bananes qui remplit les charrettes. A Awdegle, le marché regorge de fruits et de légumes. On y vend aussi le riz, ramassé dans les écoles françaises et soi-disant distribué gratuitement. En longeant la côte vers l’ouest, nous apercevons de nombreux cargos jetés à la côte, très mal pavée dans ces parages. Partout, les pilleurs d’épaves sont à l’œuvre, récupérant tout ce qui peut l’être, morceau par morceau. Nous arrivons ainsi jusqu’à Merca, un petit port tout blanc avec une mosquée bleue, dans un décor de rêve. Alors qu’à Jannale, nous étions acclamés, ici les regards sont carrément hostiles. Pourtant, des infirmières de MSF sont à l’œuvre et se dévouent sans compter. Un peu plus loin, des bâches en plastique de couleur verte signalent un village de réfugiés. C’est l’heure du repas et des Italiens distribuent l’Unimix aux enfants.

 

Le désert des Tartares

 

Somalie Piste au cordeau.jpg

 

 

Le général nous embarque avec lui dans son hélicoptère pour un survol complet du secteur français. Nous mettons d’abord le cap à l’est en direction de Tieglo où un capitaine a dispersé son escadron de marsouins aux quatre coins du désert pour contrôler les caravanes et s’occupe, en plus, d’un village de réfugiés que nous visitons. Nous survolons maintenant Elberdé, un village traditionnel aux cases écrasées  de soleil dominé par un petit fort italien sorti tout droit d’un roman de Dino Buzzati. Une équipe du 13e RDP y surveille la frontière éthiopienne et contrôle la piste des caravaniers.

           

Nous nous arrêterons, au retour, à Djibouti car il nous faut mettre au point avec l’état-major le désengagement futur de nos moyens.

 

L’aveuglement occidental

 

La seule région d’Afrique où les habitants appartiennent à une même race, parlent une même langue et pratiquent une même religion est devenue un imbroglio d’une vingtaine de factions qui se battent pour le pouvoir et sur lesquelles la communauté internationale déverse une aide massive de millions de dollars dont 80% est détournée par les bandes armées sous le regard placide de l’ONU. Rien ne semble unir les clans, si ce n’est une commune animosité contre l’étranger occidental.

Déconnectés de la réalité somalienne, les fonctionnaires des Nations Unies et les officiers américains vont précipiter le gâchis en multipliant les incohérences. Ils n’ont rien compris à ces bergers d’un autre âge lancés en armes sur une ville à piller. L’exemple le plus frappant de la politique du tête-à-queue est celui du choix des interlocuteurs somaliens : c’est ainsi que le général Aïdid fut d’abord un interlocuteur reconnu, puis devint l’ennemi public numéro un avant de redevenir le représentant somalien incontournable. Aïdid, s’étant jugé exclu, il a déclaré la guerre à l’ONUSOM en général et aux Américains en particulier.

 

Un épilogue amer

 

Au moment même où les Américains décrètent la chasse à l’homme contre le général Aïdid,  nous volons vers les Etats-Unis à bord d’un Transall de l’escadron des opérations spéciales. Nous atterrissons en Floride sur la base de MacDill le 20 septembre 1993. Au cours des discussions qui suivent les exposés, nous abordons les opérations en cours et leur faisons part de nos doutes quant au succès de la chasse qu’il vienne de déclencher à Mogadiscio, sans aucune concertation avec leurs alliés. C’est selon nous un mauvais calcul et une erreur d’objectif qui risquent de se retourner contre la coalition. Sourire entendu, clin d’œil et confiance absolue dans leurs capacités seront les seules réponses à nos questions.

 

 

Une ville en ruines.jpg

 

Huit jours plus tard, le dimanche 3 octobre 1993 à 15h40, une vingtaine de commandos Delta et une forte compagnie de Rangers se laissent glisser jusqu’au sol le long des cordages qui pendent des hélicoptères en stationnaire à proximité de l’hôtel Olympic à Mogadiscio. En quinze minutes, les forces spéciales américaines capturent 24 membres de l’état-major du général Aïdid, mais pas ce dernier qui leur a filé entre les doigts. Jusqu’ici, l’opération peut encore être considérée comme un succès. Ce n’est malheureusement que le début d’un désastre. Les gros hélicoptères  Black Hawk qui devaient les récupérer ne peuvent se poser dans les rues étroites bordant l’hôtel. Alors qu’ils se préparent à le faire un peu plus loin, un premier hélicoptère est abattu, bientôt suivi d’un deuxième, puis d’un troisième. Pendant ce temps, des centaines de partisans du général Aïdid se sont  regroupés dans le secteur, encerclant Rangers et Deltas et les fixant sous un feu nourri. Un premier convoi d’une douzaine de véhicules US est envoyé à la rescousse mais tombe dans une première embuscade tendue rapidement par les milices du général Aïdid. Un deuxième convoi de chars et de véhicules blindés est alors formé, mais il faut beaucoup de temps pour le constituer et le faire démarrer car les Américains n’ont pas prévenu leurs alliés de leur petite expédition et les Pakistanais, comme les Malaisiens, ne sont pas particulièrement chauds pour se lancer à leur secours. Ils le font cependant, mais tombent à leur tour dans une embuscade. Pendant que les hélicoptères armés empêchent les miliciens d’investir les positions américaines, un nouveau convoi blindé est constitué, mais sa progression est considérablement ralentie par la nuit, les obstacles et les embuscades.

 

Ce n’est qu’à 7 h du matin que les survivants sont sauvés, quinze heures après le déclenchement de l’opération. 18 Américains ont été tués, 84 autres blessés. Plus de mille Somaliens gisent autour des épaves des hélicoptères. Les citoyens américains ont vu sur leurs écrans de télévision les corps des pilotes américains traînés par les pieds dans les rues de la ville. Le Président Bill Clinton fait arrêter la chasse à l’homme et annonce le retrait des forces américaines dans les six mois.

 

 

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Black Hawk au dessus de Mogadiscio le le 3 octobre 1993.

 

Nous n’avons jamais revu le général, patron du Joint Special Operations Command, si sûr de lui huit jours plus tôt. On peut supposer qu’il lui fut demandé des comptes, car l’armée américaine est sévère vis-à-vis de ses chefs défaits.

Quels étaient les ingrédients de l’échec réunis par leurs stratèges ? Surestimation de leurs propres capacités qui les ont poussé à ignorer l’expérience des autres, sous-estimation flagrante de l’adversaire et en particulier de la capacité des chefs d’Aïdid à regrouper rapidement des forces aux points névralgiques de la ville, mépris de l’ONU et de leurs propres alliés qu’ils ont tenu dans l’ignorance de leur projet, ce qui a ralenti encore l’opération de sauvetage, mauvais calcul de cette chasse à un homme qui a fini par  faire  l’unanimité des clans contre les Alliés. Il était vraiment temps de replier notre contingent, même si le constat d’échec épargne le secteur français.

 

 

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l'escadron

 

En conclusion

 

Le moment est venu de conclure cette série d’articles sur l’évolution du renseignement depuis la chute du mur. Guerre du Golfe, Yougoslavie, Cambodge et Somalie ont constitué autant de défis pour améliorer la collecte et l’acheminement du renseignement d’intérêt militaire. Qu’il s’agisse d’informer les autorités du contexte politico-militaire d’un engagement, ou de participer directement à l’appui des opérations dans lesquelles les forces armées françaises étaient engagées, la DRM nouvellement créée s’est constamment efforcée de contribuer à la capacité d’anticipation et à l’autonomie d’appréciation de la situation par nos autorités. Elle a accompagné nos forces sur le terrain en cherchant à fournir à temps et au bon destinataire un renseignement adapté, mais qui n’était et qui ne restera que complémentaire car le renseignement est l’affaire de tous.

            Comme l’a rappelé récemment son directeur, la DRM coordonne l’action des moyens de renseignement de chacune des armées, pour que du niveau stratégique au niveau tactique, du président de la République et du chef d’état-major des armées jusqu’au grenadier-voltigeur, l’ensemble des moyens de renseignement et tous les personnels qui participent à la collecte et à l’analyse de ce renseignement agissent de façon cohérente et complémentaire. Mais ce serait une vue de l’esprit que de croire que l’on arrivera un jour à tout savoir et à tout exploiter.

            Du BRRI à la DRM, nous nous sommes efforcés de décrire les difficultés rencontrées et les progrès réalisés, et nous avons cherché à dissiper les illusions des interventions humanitaires en vigueur depuis la chute du mur. En dépit du chemin qui reste à parcourir, ne serait-ce que parce que les défis du terrorisme sont immenses, les menaces dissimulées et diversifiées, nous avons le sentiment qu’aujourd’hui le renseignement, hier malaimé des armées, a désormais droit de cité, avec une ressource humaine en nombre et de qualité qui s’efforce de partager et de diffuser un renseignement fiable et utile.

 

Patrick Manificat



05/01/2020
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