ATHENA-DEFENSE

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Rxtrait d'interview: Journal la Liberté

Les «espions» agréés de la Guerre froide
Dossier HISTOIRE VIVANTE - paru le 23.07.2010

EX-RDA - Des officiers de liaison occidentaux, accrédités auprès du Haut commandement soviétique en Allemagne de l'Est, servaient de sentinelles avancées derrière le rideau de fer. L'ancien major Pietrini témoigne.


Pendant plus de quarante ans, de 1947 à 1990, des «sentinelles avancées» françaises, britanniques et américaines, dotées de privilèges diplomatiques, ont pu surveiller discrètement les armées soviétiques en Allemagne de l'Est, tandis que des observateurs russes bénéficiaient de la réciprocité à l'Ouest. Ces «missions militaires de liaison» ont glané, jour après jour, une multitude de renseignements sur les forces du Pacte de Varsovie derrière le rideau de fer.
Alors que le documentaire «Les sentinelles de la Guerre froide»1 rend hommage à ces «hommes de l'ombre», dimanche sur TSR 2, l'ancien major Roland Pietrini, 62 ans, évoque pour nous ces opérations de renseignement et d'alerte, qui pouvaient se révéler extrêmement périlleuses.
Engagé à la Mission militaire française de liaison près du Haut commandement soviétique en Allemagne, de 1979 à 1983, cet observateur volontaire, aujourd'hui lieutenant de réserve, expert dans le domaine du renseignement et auteur d'un ouvrage sur le sujet2, a pris part à environ 360 missions terrestres et aériennes. Témoignage.
Votre engagement en Allemagne de l'Est (RDA) était qualifié de «mission de liaison». N'était-ce pas plutôt de l'espionnage?
Roland Pietrini: Au début, lorsque l'Allemagne a été divisée en quatre zones (américaine, britannique, française et soviétique), la mission était d'assurer une liaison directe entre les Alliés et les Soviétiques. Les accords signés en 1947 visaient surtout à la recherche de prisonniers de guerre, de tombes ou de disparus, ainsi qu'à la «dénazification». Lors de la montée de la Guerre froide, personne n'a voulu toucher à ces accords. Si bien que les missions de liaison se sont transformées peu à peu en missions de renseignement militaire.
Que cherchiez-vous sur le terrain?
Nous suivions les mouvements d'unités, ce qui nous permettait de donner des délais d'alerte aux forces occidentales. Nous observions aussi le développement du Groupe des forces soviétiques en Allemagne (GFSA). Il faut se souvenir qu'à l'époque, le GFSA comprenait 338 000 hommes, une vingtaine de divisions blindées et mécanisées, 4200 chars, 8200 véhicules de combat d'infanterie, 680 avions... Bref, une force extrêmement importante pour le tout petit pays qu'était la RDA.
»Le GFSA était le fer de lance soviétique. Il était équipé du matériel le plus moderne et le plus sophistiqué. La présence de spécialistes alliés sur le terrain était très importante pour rendre compte du niveau de préparation soviétique.
Etiez-vous nombreux, pour ces observations sur le terrain?
Nous étions des équipes extrêmement réduites: 18 Français, une trentaine de Britanniques et une douzaine d'Américains, sans le personnel de soutien. Mais dès les années 1955, les trois missions ont travaillé en très étroite collaboration. Elles se sont réparti le territoire de la RDA, ce qui a permis une permanence de l'observation.
»On allait sur le terrain pour recueillir des indices d'alerte, et on faisait de la reconnaissance aérienne dans un rayon de 60 km autour de Berlin. Etant donné l'armement massif des Soviétiques, il nous était relativement facile, malgré nos effectifs limités, d'observer leurs unités et de suivre précisément leur évolution. Mais nous étions très surveillés par la Stasi et le KGB, qui avaient des oreilles et des yeux partout.
Officiellement, les missions militaires de liaison étaient tolérées. Etaient-elles risquées?
Il y avait souvent des incidents. Il y a d'ailleurs eu des blessés et deux morts: l'adjudant-chef Philippe Mariotti, percuté volontairement par un camion militaire dans une ambuscade en 1984 et, l'année suivante, le major américain Arthur D. Nicholson, abattu par une sentinelle soviétique près de Ludwigslust. Théoriquement, selon les accords, notre véhicule de fonction était inviolable.
»Mais lors de poursuites, ou lorsqu'on remontait des convois militaires pour en répertorier le matériel, il arrivait que des véhicules adverses essaient de nous bloquer. On tentait de fuir par tous les moyens, les prés, les champs, les fossés. Si l'on était immobilisés, on risquait l'arrestation et l'interrogatoire. Ou alors les poursuivants couvraient nos vitres de couvertures pour nous empêcher de prendre des photos. Lorsque l'on surveillait des objectifs, il pouvait aussi y avoir des tirs à proximité. Nous avons eu des blessés par balle.
Vous-même, vous êtes-vous retrouvé en danger?
J'ai fait l'objet d'au moins six blocages de véhicule, parfois violents. Le pire s'est passé un été, par une nuit de pleine lune, alors que j'observais un petit convoi soviétique arrêté près d'un passage à niveau. J'étais tranquillement assis dans mon véhicule, à la place du conducteur - mon sergent se reposait -, quand soudain un des camions soviétiques a démarré, est descendu dans le champ et m'a foncé dessus pour me percuter, pleins phares et klaxon bloqué. J'ai juste eu le temps de démarrer et de m'enfoncer dans les blés.
Les moyens d'intimidation étaient variés...
Un officier français, par exemple, a été accusé d'avoir assassiné un Allemand de l'Est à la suite d'un malheureux accident de la route avec mort d'homme. Il a subi une détention de trois semaines dans de très dures conditions. La RDA, dont la souveraineté n'était pas reconnue par les accords de 1947, utilisait de pareils incidents, ou en créait, pour amener les autorités occidentales à négocier directement avec elle et, implicitement, à la reconnaître. En fait, seules les autorités soviétiques étaient habilitées à régler les incidents.

Les missions de liaison ont été opérationnelles pendant plus de quarante ans. Quel bilan tirez-vous de leur engagement?
Les autorités militaires reconnaissaient l'importance de notre travail. Comme l'ont dit diverses personnalités politiques, «les missions ont contribué à la Guerre froide de rester froide». Entre 60 et 70% du renseignement sur les forces soviétiques provenaient des missions, qui échangeaient régulièrement leurs informations. Effectivement, mieux on connaît son adversaire, mieux on peut lui faire face, et mieux on peut faire la part de la désinformation.
»Je doute en revanche que les Soviétiques nous aient volontairement utilisés pour étaler leur puissance. Sur le terrain, je n'ai jamais été invité à voir quoi que ce soit sans effort ni prise de risque. Et si j'ai pu observer des convois de missiles balistiques Scud, c'était simplement que les Soviétiques, de par leur spontanéité slave, ne protégeaient pas plus leurs armes sensibles que les autres.

Comment se sont reconvertis les membres des missions?
Un certain nombre d'officiers supérieurs ont pu, ici ou là, servir dans le cadre de la mission de désarmement. Mais à mon sens, il y a eu une sous-exploitation des capacités développées par ces spécialistes. Les Britanniques ont mieux su utiliser leur personnel et leurs archives que les Américains et les Français. Dans l'euphorie de la chute du Mur, on croyait que le monde allait être meilleur. On a vu le résultat...I
1 «Les sentinelles de la Guerre froide», de Yves Jan, dimanche à 20 h 30, TSR 2.
2 «Vostok - Missions de renseignement au cœur de la Guerre froide», Editions Mission spéciale productions/Témoins des temps, 2008.
PASCAL FLEURY


23/07/2010
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