À propos de tactique - Triangle tactique : décrypter la bataille terrestre.
Triangle tactique : Décrypter la bataille Terrestre
Pierre Santoni
J’ai abordé cette interview, que le Colonel Pierre Santoni a bien voulu m'accorder en exclusivité, avec l’humilité de ceux qui ont rencontré la stratégie et la tactique au détour de quelques lectures, parfois rébarbatives ou plus souvent passionnantes mais toujours instructives, qui n’en demeurent pas moins essentielles, si on veut comprendre l’histoire des conflits qui ont façonné le monde qui est le nôtre.
Car le phénomène guerrier est le fondement même de notre civilisation, et pour aller plus loin, il a modelé notre condition humaine. On peut le regretter, mais il s’agit d’un fait qui détermine la géopolitique, les relations internationales et les enjeux économiques. Alors, les questions se bousculent.
Quelle différence existe entre la Tactique et la Stratégie ?
Les Grecs chargeaient-ils leurs ennemis au sprint en hurlant comme dans les films hollywoodiens ?
Pourquoi les Soldats de Napoléon restaient-ils en carré sous la mitraille au lieu de se disperser et de se camoufler ?
Pourquoi les combattants de la Grande Guerre ont-ils creusé des tranchées ?
Pourquoi les Panzers allemands ont-ils remporté tant de victoires avant de perdre la guerre malgré leurs chars supérieurs à ceux des alliés ?
Que valent les méthodes de la contre-insurrection ? Que disent les grands théoriciens de la guerre ?
Le colonel Pierre SANTONI, avec qui j'ai eu l'honneur de travailler, fort de son expérience pratique des opérations de combat, sort des lieux communs pour revenir avec clarté sur les fondamentaux de la Tactique militaire. Il nous invite à un voyage à travers les âges pour expliquer comment l’Homme s’est battu au sol, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui.
Son Triangle Tactique sert alors de fil d’Ariane pour saisir à la fois les évolutions mais aussi les grands invariants de la guerre, de la théorie comme de la pratique, des grandes batailles, des armements et des chefs de guerre illustres.
Toutes ces questions qu’il aborde avec clarté sont à la base de l’étude historique de la Tactique mais aussi de l’Histoire. Sans les comprendre, on ne peut décrypter correctement la bataille terrestre qui a façonné le monde. Celle d’hier, mais aussi celle d’aujourd’hui et même celle de demain.
Je recommande particulièrement cet ouvrage accessible pour les néophytes mais qui ravira aussi les initiés par son caractère très pédagogique et illustré par des dizaines d’exemples concrets accompagnés d’une riche bibliographie.
Mais faisons place à l’interview
- Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?
Quand j’ai écrit avec Fréderic Chamaud « l’ultime champ de bataille » en 2014 (publié en 2016), j’avais déjà en soute un livre sur le chef de guerre tacticien. Pour des tas de raisons, et à commencer par le fait que je le trouvais inachevé, il n’a pas fait l’objet d’une publication. Mais j’avais envie d’un livre de référence sur les bases de la Tactique. Le livre que j’aurais aimé lire à quinze ans. Je l‘ai donc repris et profondément remanié. Comment aborder l’océan de la Tactique ? On ne peut pas tous commencer par Clausewitz ! Alors, par où commencer ? Que signifie le mot de Stratégie ? Que veut dire le mot Tactique ? Pourquoi dit-on que Napoléon est un génie tactique alors qu’il a fini par perdre à Waterloo ? Comment faire la part du récit, du mythe, de la propagande, de l’hagiographie ?
Une espèce d’abécédaire de la Tactique pour débuter cette traversée.
- Pourquoi le Triangle tactique ?
J’ai souvent utilisé cette expression, connue mais peu employée, dans mes travaux avec mes équipiers (lors des exercices ou des opérations auxquels j’ai participé) pour simplifier les données d’un problème tactique. C’est mon éditeur Pierre de Taillac qui m’a proposé de le mettre en titre car c’est bien le fil d’Ariane de cet ouvrage. Rendre accessible au plus grand nombre une approche qui paraît extrêmement opaque. Il suffit alors de se référer à ce triangle protection - puissance de feu – mobilité et beaucoup de choses s’éclairent.
- La Tactique intéresse-t-elle encore le grand public ?
Je n’irais pas jusqu’à prétendre que c’est un sujet très glamour. Si ce livre contribue à défricher un peu le chemin, il aura atteint son but. Après, c’est à chacun selon son appétence et ses besoins de creuser son propre sillon.
Je pense que non seulement un public de passionnés mais aussi tous ceux qui s’intéressent à l’Histoire, à la géopolitique, aux relations internationales, à la sociologie, et même à l’économie et à la psychologie ont besoin de connaître un minimum de choses sur le phénomène guerrier qui est central dans la connaissance de l’Homme. Alors plutôt que de se lancer dans la lecture de dizaines d’ouvrages ou étudier toutes les campagnes militaires, ce qui prend un peu de temps, la lecture de ce livre permet d’accéder d’emblée à une vision à la fois synthétique mais éminemment concrète.
Cela étant dit, comment ne pas vibrer au récit d’Austerlitz ? Comment ne pas trembler avec Ney lorsqu’il est à l’arrière-garde des la Grande Armée en Russie et qu’à chaque fois il mystifie les Russes pour s’échapper avec ses soldats ? Comment ne pas se mettre à la place de Colin Campbell et de ses Ecossais, à découvert dans la plaine de la Balaklava, qui voient arriver les escadrons de Cosaques et qui, sans broncher (ou presque…), attendent qu’ils soient à portée pour les ajuster ? Comment ne pas se représenter l’atmosphère à la veille de la bataille de la Marne entre le 4 et le 6 septembre 1914 ? Le plan mis au point va-t-il fonctionner alors que tout semble perdu et Paris menacé ? Comment ne pas serrer les poings alors que Gudérian traverse les Ardennes en toute impunité ? On se dit qu’une contre-attaque ou simplement un ordre de freinage entre Bouillon et les Maisons-Fortes l’aurait peut-être arrêté. L’Histoire militaire, si elle est sanglante, est à la fois un roman d’aventures et une effervescence intellectuelle sans cesse renouvelée.
- Les chefs de guerre tacticiens peuvent-ils avoir encore un impact à l’heure des technologies ultra performantes et des Forces Spéciales ?
Je le crois profondément. Le chef peut, s’il en a la volonté, créer l’évènement et façonner la troupe pour qu’elle se transcende, même si la morosité du quotidien semble la plus forte. Il faut un minimum de circonstances favorables, un peu de culture générale et beaucoup d’audace raisonnée.
Je crois que la technologie est nécessaire car nos armées occidentales sont peu nombreuses au regard d’autres adversaires. Après, ça ne fait pas tout mais c’est nécessaire.
Je reste persuadé que, comme Napoléon maitrisait le triangle tactique des carrés d’infanterie, des escadrons de cavalerie et de la grande batterie ; celui qui saura demain maitriser le nouveau triangle tactique sera le vainqueur, même si sa technologie n’est pas forcément la meilleure. Mais sans technologie, on est désarmé. On ne lutte pas avec des lances contre des fusils à répétition ! Ensuite il faut que Tactique et technologie soient habilement mixées pour s’optimiser mutuellement.
De plus, je crois que le niveau de la coopération interarmes descendant de plus en plus bas dans les niveaux tactiques, la connaissance de l’Histoire militaire se révèle nécessaire pour les professionnels dès le début de leur carrière, dès le niveau d’emploi de la section et du détachement interarmes.
Quant aux Forces Spéciales, je dirais qu’elles sont une forme originale de Tactique qui a toujours plus ou moins existé. J’en donne d’ailleurs des exemples. Ulysse quand il entre dans Troie avec son Cheval de bois et sa poignée de soldats d’élite constitue déjà une unité de Forces Spéciales. Mais il lui faut ouvrir les portes au gros de l’Armée d’Agamemnon pour enfin s’emparer de la ville imprenable. Il est vrai que le développement des communications et la précision de l’arme aérienne leur a donné un rôle nouveau très important.
- Votre théorie de la Contre-insurrection est « qu’il ne faut rien faire, mais le faire plus longtemps », n’est-ce pas un peu excessif ?
Oui, effectivement, c’est un peu une provocation intellectuelle ! Mais elle est destinée à faire prendre conscience que le temps en contre-insurrection est une donnée majeure. Il n’y a pas de victoire tactique possible. Donc il faut durer plus longtemps que l’ennemi. Je conteste la théorie maoïste du « poisson dans l’eau ». En réalité, les Maoïstes utilisent la population « comme un bouclier ». C’est elle qui subit le cycle infernal attentats-représailles. Il faut donc attendre pour voir qui va se lasser en premier.
Je conteste également la thèse communément répandue selon laquelle les dommages collatéraux alimentent l’ennemi en combattants. J’en ai souvent discuté avec la population lors de mes différentes opérations. La corruption des gouvernements et des administrations locales est autrement plus dévastatrice de ce point de vue. Bien sûr il faut éviter d’en faire, car c’est immoral, illégal, inutile et aussi contre-productif. Mais le plus important tactiquement, c’est de convaincre la population qu’on tiendra plus longtemps. Les gens parient toujours sur celui qui restera en dernier. C’est une évidence historiquement prouvée maintes fois. Les dirigeants, les journalistes et les soi-disant experts occidentaux sont des gens trop pressés. Au bout de six mois, ils parlent déjà de bourbier, d’enlisement, etc. Ils ne saisissent pas le temps long. Je conteste aussi l’approche globale et autres fariboles sur le Hearts and Minds. Ça ne marche pas vraiment. C’est du story-telling. Non, il faut surtout tenir plus longtemps. Mais, bon c’est vrai, je provoque un peu pour amener la réflexion sur d’autres chemins moins balisés.
- Vous avez eu la chance rare de commander et d’opérer à tous les échelons tactiques en opération, de la section de 30 soldats à la brigade de 3000 hommes très récemment. Quels sont les échelons les plus passionnants pour le tacticien ? Quels liens entre la théorie historique et la pratique d’aujourd’hui ?
Il est certain que mes expériences en Afghanistan en 2009 et au Mali très récemment m’ont énormément marqué. A la fois du fait de la violence des engagements. Mais aussi de la nécessaire coordination et planification à établir en amont de la décision, tout en laissant à la culture générale historique et à la connaissance des cultures locales toute leur place dans l’analyse. On ne peut pas commander une opération tactique seulement depuis un écran et un téléphone satellite. Il faut aussi être sur le terrain. Il faut les deux en fait. Et c’est d’autant plus possible que justement les écrans (notamment les tablettes tactiles) peuvent paradoxalement nous aider à nous éloigner du PC. C’est comparable à la radiophonie dans les années Trente. Le progrès technique a permis de ramener les chefs à vue du combat comme sous l’Empire.
Je dirais que le niveau du sous-groupement tactique, le niveau du capitaine commandant une unité mécanisée renforcée, m’a toujours fasciné. Car le Capitaine est le dernier officier en charge d’un commandement tactique régulier qui connait personnellement chacun de ses hommes tout en manœuvrant dans un cadre interarmes, voire parfois interarmées. Il commande encore à la voix à la radio ! Il est au contact direct de l’ennemi en permanence, avec son élément de protection rapprochée. Il affronte la violence en direct. J’ai eu la chance de commander ma compagnie (la 2ème compagnie du 35ème RI de Belfort) à deux reprises en opération en Bosnie en 1998 et surtout au Kosovo en 1999, mais aussi en terrain libre en France et en particulier au CENTAC de Mailly. J’en garde un souvenir incroyable. C’est un outil tout à fait fabuleux, qui demande un engagement physique, mental et moral total…Rares sont les postes ou on demande simultanément une telle débauche d’efforts physiques et intellectuels !
Vingt après, j’y pense encore tous les jours. Le capitaine est à la fois un meneur d’hommes et un tacticien. Il n’a souvent que quelques minutes pour décider. Pour le jeune homme de trente ans que j’étais, ce fut une aventure humaine irremplaçable. C’est là que j’ai voulu comparer mon expérience tactique avec celle des théoriciens et des grands chefs de guerre. C’est là que j’ai mesuré la part de la vista, la part de l’intuition, la part de la culture historique, la part de la préparation opérationnelle, et aussi la part de la chance car il en faut au combat. C’est pour cela qu’il faut étudier l’Histoire militaire à fond pour s’en servir lors de sa réflexion tactique. Je voulais savoir si les Grands Capitaines avaient tremblé comme moi, avaient senti les choses comme moi, avaient parfois décidé sur une intuition comme moi. Je me sentais faible par rapport à eux. A force de lire et d’analyser, j’ai compris que j’avais vécu une expérience comparable, même si le niveau de violence n’est évidemment pas le même sur le pont de Mitrovica en 1999 et à Austerlitz en 1805 !
Le niveau bataillonnaire est aussi fascinant à condition d’avoir une réelle liberté d’action. Il me semble comparable à celui des formations commandées par les Maréchaux de l’Empire. On est encore au niveau tactique, on n’est encore pas très loin du contact direct de l’ennemi, tout en ayant accès à la manœuvre opérative générale. De plus, les manœuvres logistiques et celle des appuis sont davantage développées. On pourrait refaire intellectuellement la première campagne d’Italie de 1796-1797 au niveau du bataillon, avec Bonaparte en commandant de brigade, ce serait fabuleux. Avec des outils de simulation. Un système que vous connaissez bien…
- Avez-vous un autre livre en préparation ?
J’ai toujours un autre livre en préparation. Mais le plus souvent, il finit à la poubelle. Je suis toujours autant intéressé par le chef de guerre en action, sa place dans les échelons de combat, son positionnement par rapport aux grands états-majors, aux technocrates, aux médias, au monde qui l’entoure. Il est le plus souvent un homme seul. C’est un peu la question en conclusion de Triangle Tactique. Y-a-t-il encore une place pour le chef de guerre tactique ?
Mais aussi par la période de la Guerre Froide qui est insuffisamment étudiée à mon avis. Même si vous êtes un des rares à le faire sur votre blog.
Pour l’instant, je pense plutôt à une étude tactique des guerres civiles. Finalement, c’est un sujet peu abordé. On reste encore très marqué par le conflit interétatique, de type westphalien ou aronien. J’ai encore une fois envie de sortir du bois pour aller voir dans un univers tactique totalement chaotique. Avec le combat en ville et le triangle tactique, ça ferait une belle trilogie. A suivre donc si j’ai le temps de m’y mettre.
- Enfin vous publiez aussi une édition augmentée de « L’ultime champ de bataille : Combattre et vaincre en ville » publié en 2016. Qu’est-ce qu’elle apporte de plus que la 1ère édition ?
Elle traite (en quatre chapitres supplémentaires) des batailles d’Alep et de Mossoul mais aussi de Marawi aux Philippines. On y parle aussi de résilience psychologique des combattants en zone urbaine, un sujet fondamental, aussi important que la tactique elle-même. Après le joli succès de cet ouvrage, je crois très original, nous avons voulu (avec mon complice Fréderic Chamaud) le compléter pour que le lecteur qui s’intéresse à cette problématique tactique particulière du combat en zone urbaine puisse disposer d’une base mise à jour. C’est vrai qu’on a été servi, si j’ose dire, par l’actualité qui a mis en lumière tout ce que nous avions écrit…et dans des proportions gigantesques quand on regarde les effectifs engagés et la durée des batailles. C’est effrayant ! Nous espérons que le lecteur trouvera de nouvelles idées et surtout, aura une nouvelle vue d’ensemble de cette tactique en zone urbaine qui ne cesse d’évoluer selon les belligérants et les nouvelles technologies.
- Merci mon Colonel d’avoir répondu à mes questions, et pourquoi pas de continuer cette conversation sur d'autres thèmes, ceux de la guerre froide, de la puissance soviétique et du renouveau de la puissance militaire russe…
- Merci mon cher Roland et bonne continuation à votre blog tout à fait original.
« Triangle tactique : décrypter la bataille terrestre » par Pierre SANTONI aux Editions Pierre de TAILLAC.
« L’ultime champ de bataille : Combattre et vaincre en ville ». Nouvelle version augmentée. Fréderic CHAMAUD et Pierre SANTONI. Editions Pierre de TAILLAC.
Une interview récente que je recommande: Podcast – La guerre en ville. Ultime champ de bataille
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