ATHENA-DEFENSE

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La vérité sur un véritable scandale : Louvois

 

 

Athena Defense met en ligne l’intégralité du rapport d’information présenté par MME Geneviève GOSSELIN-FLEURY et M. Damien MESLOT concernant Louvois dénommé par les rapporteurs eux-mêmes comme un véritable scandale – scandale de la république s’il en est (de leur propre aveu) ou naufrage d’un système qui en révèle bien d’autres.  Louvois laissera des traces. Seule une république bananière ( aucune connotation raciste en ce terme )  aurait pu atteindre une telle perfection pour un tel échec. Car au-delà de ce désastre, il convient de souligner les réactions parfois honteuses de la chaîne hiérarchique, sanctionnant ceux qui en étaient les victimes ou leur imposant le silence. Le mal est fait, il est le résultat d’une tendance à rechercher des économies à tout prix, sans tenir compte de l’humain et dont les conséquences sont parfois pires que le supposé mal. 

Entre la peste et le choléra il fallait choisir, effacer d’un coup de gomme les CTAC ou  réduire encore un peu plus les effectifs opérationnels. Sic le CEMA. A force de considérer que les hommes peuvent,  puisqu’ils se taisent,  subir sous prétexte de servir, on en fait des irresponsables, juste bon à éventuellement mourir, pour une République prête à se scandaliser pour des causes bien moins essentielles. A la veille d’une nouvelle intervention en RCA, «« La mentalité des chefs n’a pas changé, ils sont toujours fiers de « faire des miracles avec rien ».  A force de courber l’échine, de confondre discipline et obéissance aveugle, de confondre devoir de réserve et acceptation sans limites de contraintes dans le respect absolu d’un silence coupable, les militaires restent les seuls à devoir accepter la destruction progressive de leur outil, sans broncher. Il faut savoir soulever le couvercle  de l’eau qui bouillonne avant qu’elle ne déborde. Le danger est celui d’aller vers une radicalisation des comportements et  qu’un certain nombre pas forcément les plus mauvais quittent une institution de plus en plus ingrate. Il n’est pas d’exemple où une société contrainte ne se révolte un jour. La communauté militaire fait partie de cette société, elle ne peut seulement être considérée comme une zone de non-droit. Au-delà de l’injustice, le refus d’une réflexion sur son évolution nécessaire devient urgente.. Entre la peste et le choléra, il va falloir choisir. entre ces deux maladies, une troisième voie peut s’ouvrir, celle de la concertation et de la réflexion. Le ministre de la défense est bien trop intelligent pour ne pas le comprendre, il en a probablement la compétence et l’autorité.. Qu’il écoute l’ensemble de la communauté celle qui est la tête dans le guidon, comme celle qui a posé le sac. Les deux ont des choses à dire et des propositions à faire. les structures actuelles de concertation n'ont ni la capacité d'écoute, ni celle de se faire entendre.  Allez, un peu de courage, que diable !

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 septembre 2013.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

PRÉSENTÉ PAR

MME Geneviève GOSSELIN-FLEURY et M. Damien MESLOT,

 

 

 

7. Un véritable scandale : Louvois

La crise a éclaté au grand jour à l’automne 2012 : lorsque le ministre s’est déplacé à Varces le 17 septembre 2012, des militaires l’ont informé de retards très importants dans le paiement des soldes, notamment d’indemnités pour services en campagne, depuis la mise en service du logiciel unique à vocation interarmées de la solde, dit Louvois.

C’est par une sorte de métonymie que l’on parle de la crise générée par Louvois : en réalité, ce logiciel constitue un élément parmi d’autres d’un système complexe de gestion de la solde des personnels militaires du ministère de la Défense – Louvois intervient, en quelque sorte, « en bout de chaîne ». C’est un dysfonctionnement de l’ensemble du système de gestion des soldes qu’a entraîné la mise en service de Louvois, en créant des perturbations et en révélant certaines failles du système dans son ensemble. C’est ainsi toute l’architecture du système de solde, de ses outils informatiques à ses procédures de pilotage et de gestion, qui est en cause ; on parle pour la désigner d’« écosystème Louvois ». Il faut en effet rappeler que la gestion de la solde repose sur l’articulation et le dialogue entre :

– des systèmes d’information de ressources humaines (SIRH), qui collectent les données devant être prises en compte pour le calcul de la solde ;

– un calculateur, Louvois, qui reçoit ces données et les traite pour déterminer à la fois : la rémunération des ayants droit (les administrés) et ayants cause (les ex-épouses, veufs et veuves) ; les cotisations dues à des tiers (le compte d’affectation spéciale « pensions », certains organismes complémentaires de protection sociale, etc.) ; les restitutions comptables et financières dans le cadre du suivi de l’exécution de la dépense.

Cet écosystème Louvois est ainsi le support d’une chaîne RH–solde, qui comprend aujourd’hui une succession d’actes et d’outils allant de la saisie administrative des actes de gestion dans les SIRH à l’émission du bulletin de solde et à la transmission de données à destination d’organismes sociaux et financiers (assurances sociales, mutuelles, trésor public, etc.).

Si les rapporteurs parlent de « scandale » – le ministre de la Défense a parlé, lui, de véritable « désastre » lors de son déplacement au centre d’expertise des ressources humaines et de la solde (CERHS) de Nancy en mai dernier –, c’est à trois titres :

– d’abord, l’enjeu qui s’attache au juste paiement des soldes est majeur. En effet, comme l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, l’a déclaré lors de son audition devant la commission (14), « la force morale de nos combattants dépend en partie de la qualité de leur soutien : ils doivent être soulagés au maximum des contingences matérielles, en particulier lorsqu’ils sont loin de leur foyer. À tout le moins, l’institution ne doit pas être la cause de soucis matériels qui viennent perturber la vie quotidienne des familles de nos militaires. Là comme ailleurs, pour reprendre une vieille expression, l’arrière doit tenir » ;

– de façon tout aussi regrettable pour l’avenir, les dysfonctionnements du logiciel Louvois génèrent, selon le chef d’état-major des armées, « une double crise de confiance vis-à-vis du bien-fondé des réformes en cours d’abord, et de l’aptitude du commandement à résoudre les difficultés ensuite ». Pour lui, cette double crise de confiance constitue « une hypothèque sur les réformes à venir », d’autant plus « inacceptable » que des efforts considérables devront encore être demandés à nos armées ;

– enfin, ainsi que l’amiral Guillaud l’a dit devant la commission, les dysfonctionnements du système de solde sont ressentis par les personnels militaires comme révélateurs d’un profond « manque de considération voire de reconnaissance envers ceux qui sont en première ligne, et affectent l’image des armées ».

Compte tenu de ces enjeux, et de la gravité de la crise, les rapporteurs ont consacré une part importante de leurs travaux à l’analyse de l’écosystème Louvois, en étudiant les dysfonctionnements de la réforme de la chaîne RH-solde, en se penchant sur les causes de ces dysfonctionnements et les responsabilités des différents acteurs, en faisant le point des mesures prises pour gérer la crise et en évaluant les possibilités de sortie de cette crise et leurs conséquences pour l’avenir de la réorganisation du ministère.

a. Pourquoi Louvois ? Atermoiements et vicissitudes dans la réforme de la chaîne ressources humaines-solde

i. La genèse de Louvois

Avant Louvois, une chaîne « ressources humaines–solde » peu productive

Avant le déploiement du logiciel Louvois, la solde était traitée par un certain nombre de systèmes dédiés par armées et services (armée de terre, armée de l’air, marine nationale, DGSE, etc.). Selon le secrétariat général pour l’administration, la cartographie de ces systèmes faisait apparaître plus de 15 outils différents.

L’idée de rationaliser ce dispositif remonte au milieu des années 1990. En effet, comme l’a rappelé devant la Commission le contrôleur général des armées Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration du ministère, avant le projet Louvois, les fonctions « soldes » et « ressources humaines » « s’ignoraient l’une l’autre » : les informations concernant la gestion des ressources humaines – affectations, situation familiale, etc., communément appelés « événements RH » – étaient collectées au travers de formulaires papier, tandis que le décompte des soldes, qui dépend de ces événements RH, était effectué séparément, grâce à des applications informatiques de paye. Le schéma ci-après présente le fonctionnement initial de la chaîne « RH–solde », dans lequel chaque armée ou service dispose de son propre SIRH et où la solde est assurée au niveau des unités par des intendants de paie (dits les « soldiers ») placés au sein des unités, à proximité des « administrés ».

FONCTIONNEMENT INITIAL DE LA CHAÎNE « RH–SOLDE »

 

Source : société Steria.

Ce système n’était pas fondamentalement inefficace : comme l’a rappelé devant la commission l’amiral Guillaud, il engendrait dans le calcul de la solde un taux d’erreurs fluctuant autour de 1 %, erreurs que des procédures de rattrapage rôdées, effectuées au sein même des unités, permettaient de corriger en trois ou quatre mois en moyenne. Selon M. Jean-Paul Bodin, la principale insuffisance de ce système tenait plutôt à sa faible productivité : il mobilisait 1 500 agents dans les centres payeurs des trois armées et de la gendarmerie, parmi lesquels plus de 870 étaient affectés au seul décompte des soldes. Le coût de la chaîne « soldes » atteignait ainsi 46 millions d’euros en 2004, soit un coût moyen de 10 euros par bulletin de solde, et ce avec des variations importantes : ce coût variait en effet de 6,70 euros dans l’armée de l’air à 13,40 euros dans l’armée de terre – ce coût intégrant cependant des dépenses afférentes au soutien de la gendarmerie.

Dans le cadre des « audits de modernisation » interministériels sur l’organisation et les processus de gestion administrative et de paye lancés en 2005-2006, un audit mené conjointement par le Contrôle général des armées et l’Inspection générale des finances portant sur les centres payeurs des armées a confirmé ces insuffisances : faible productivité du système, prégnance de la fonction « décompteur » dans l’activité des centres payeurs, coût élevé du maintien en condition des multiples systèmes d’information concernés, qui avaient déjà vingt ans d’âge en moyenne et nécessitaient ainsi une centaine de techniciens de l’informatique sur des domaines techniques très divergents, rendant ainsi la chaîne soutien parfois très fragile – le secrétariat général pour l’administration indique ainsi, par exemple, que le système « solde 68 » utilisé dans la marine n’est plus connu que par un seul expert du domaine.

Louvois, pierre angulaire d’une réforme de la chaîne « ressources humaines-solde » engagée depuis plus de quinze ans

La refonte de la chaîne RH-solde est envisagée d’emblée autour d’un logiciel unique interarmées, Louvois, auquel doivent se raccorder les SIRH des armées et services du ministère de la Défense employant du personnel militaire. Il est à noter que c’était la première fois que le ministère réalisait une rénovation complète de son système d’information de rémunération, les systèmes précédents datant de 1988 pour l’armée de terre et de 1968 pour la marine.

Toutefois, les grands choix d’architecture de Louvois et le mode de pilotage du projet ont profondément évolué en une quinzaine d’années, au point que l’on parle communément d’un « Louvois I », d’un « Louvois II » et d’un Louvois III ». Lors de son audition du 10 avril 2013 par la commission, M. Jean-Paul Bodin est longuement revenu sur la genèse de Louvois, dont l’encadré ci-après présente les principaux développements.

De « Louvois I » à « Louvois III », 
la genèse du logiciel unique à vocation interarmées de la solde

1. « Louvois I »

La première phase de la réforme de la chaîne RH-soldes a commencé en 1996. Elle s’est traduite par :

● l’élaboration, par les commissariats des trois armées, d’un « mémento unique de la solde », visant à harmoniser les pratiques de mise en œuvre des dispositions réglementaires relatives au régime indemnitaire des militaires dans les trois armées. En effet, comme l’a rappelé M. Jean-Paul Bodin devant la commission, « il a fallu mener un travail très important pour savoir comment traiter telle ou telle prime ou indemnité, car, quand un décret créait une indemnité, chaque armée, chaque service reprenaient ce texte dans une instruction particulière » ;

● une décision du ministre en date du 26 octobre 1996, qui charge le commissariat de l’armée de terre de « piloter l’élaboration d’un logiciel de calcul de la solde commun aux trois armées et à la gendarmerie, avec extension ultérieure à la délégation générale pour l’armement ». Il s’agissait d’automatiser le calcul des soldes – effectué à partir des données relatives aux mouvements de ressources humaines, collectées au plus près des administrés ou de l’événement justifiant le versement d’une indemnité –, afin d’éviter des mouvements de pièces justificatives, source de lenteur et de pertes de documents. En outre, selon le secrétaire général pour l’administration, la création de centres uniques de trésorerie et de liquidation devait permettre d’harmoniser les pratiques ;

● des travaux de développement d’un premier outil, entre 1999 et 2003, avec l’attribution d’un marché à une société pour fournir un progiciel, et un autre à une société intervenant en tant qu’assistante à maîtrise d’ouvrage.

Ces travaux ne sont pas concluants, et les difficultés rencontrées font l’objet, en 2004, de deux analyses sévères, menées pour l’une par le Contrôle général des armées et pour l’autre par la Cour des comptes. Comme M. Jean-Paul Bodin l’a résumé devant la commission, il ressort de ces études que le projet a coûté 20 millions d’euros au moins, sans résultat opérationnel, ce que les rapporteurs de la Cour expliquent par :

– une substitution des objectifs techniques aux objectifs politiques ;

– une absence de suivi des bonnes pratiques ;

– un manque de compétence de la maîtrise d’ouvrage ;

– des procédures de contrôle multiples mais peu efficaces ;

– une conduite du projet approximative et sans référence au coût généré.

2. « Louvois II »

La deuxième phase de la réforme de la chaîne RH-soldes, qui se déroule entre 2004 et 2006, est marquée par :

● le choix de développer Louvois à partir d’un système informatique en cours d’élaboration par l’armée de l’air, logiciel qui, selon M. Jean-Paul Bodin « semble donner satisfaction » à cette époque ;

● le lancement en 2005, par l’Agence pour le développement de l’administration numérique, d’un socle commun pour le développement de SIRH, appelé « noyau commun interministériel » et basé sur les technologies de la société SAP. L’armée de terre s’oriente vers ce dispositif dès juin 2005, suivie ensuite par la marine nationale, l’armée de l’air et le service de santé des armées (SSA).

3. « Louvois III »

La troisième phase de la réforme de la chaîne RH-soldes a débuté en 2006. Elle a été marquée notamment par :

● l’« audit de modernisation » précité, dont les recommandations sont validées par la RGPP en 2007 – selon M. Jean-Paul Bodin, Louvois est alors la « pierre angulaire » du projet RGPP « solde, paie et droits individuels (SPDI) » piloté par la DRH-MD – et servent de feuille de route pour la suite des travaux. Il préconise principalement :

– un système unique de paiement de la solde ;

– de rapprocher les fonctions « soldes » et « ressources humaines » ;

– d’accélérer la convergence des SIRH vers le noyau commun interministériel, en y intégrant la paye, et, selon les termes employés devant la commission par le chef du contrôle général des armées, M. Christian Piotre (15), « de faire cheminer parallèlement un projet de SIRH unique pour le ministère qui viendrait se connecter sur le système Louvois, pour y « déverser » les informations sur les ressources humaines nécessaires au calculateur de la solde » ;

– de créer un centre expert interarmées de la solde (CIAS) pour procéder à des vérifications, corriger d’éventuelles d’anomalies et traiter les indemnités complexes – il sera effectivement créé à Nancy à l’été 2009.

– de fermer les centres payeurs que constituaient les centres territoriaux d’administration et de comptabilité (CTAC).

Ces orientations visaient à permettre :

– d’harmoniser les pratiques de paiement de la solde, préalable nécessaire au raccordement à l’opérateur national de paye (ONP), service à compétence nationale créé en 2009 suivant les préconisations des différents audits interministériels de modernisation sur l’organisation et les processus de gestion administrative et de paye lancés en 2005-2006 et qui sera chargé, progressivement à compter de 2012, de la rémunération des 2,5 millions d’agents de la fonction publique d’État (FPE), incluant les militaires (16) ;

– de prendre en compte au fil de l’eau les événements administratifs pour une meilleure réactivité à une juste solde, et ce à partir d’une saisie unique dans les chaînes RH ;

– de réduire les effectifs des experts dédiés à la solde avec la mise en place de quatre centres dédiés (gendarmerie comprise) au traitement de la solde (CERH) – en lieu et place des cinq CTAC et des trois centres de l’armée de l’air, de la marine et de la gendarmerie – ainsi qu’un dispositif unique de trésorerie (CIAS) et de liquidation (SESU), soit un effort de plus de 35 % ;

– d’éviter les mouvements de pièces justificatives ;

– de créer un centre unique de trésorerie et de liquidation en lieu et place des 12 trésoreries et 8 ordonnateurs secondaires préexistants ;

– des restitutions comptables sur une maille plus fine permettant un contrôle et un pilotage de la masse salariale au niveau ministériel.

● la conception et la réalisation du logiciel Louvois, de 2006 à 2009, le déploiement du logiciel étant initialement prévu pour 2009, avant d’être reporté à l’été 2010 pour le service de santé des armées ;

● la notification de trois marchés à des prestataires extérieurs :

– en mai 2007 à la société Steria, pour valider la définition des choix d’architecture du système d’information ;

– en février 2008 à Eurogroup et MC2I, pour l’assistance à maîtrise d’ouvrage ;

– en mai 2008 à la société Steria, pour une mission d’intégration entre Louvois et les SIRH : l’objectif est de déployer, à partir du calculateur développé au sein de l’armée de l’air, un système allant chercher les données dans les systèmes d’information des différentes armées pour les transférer au calculateur et aboutir à l’édition d’un bulletin de solde et des documents comptables indispensables pour régler les soldes et suivre leur paiement ;

● le rapprochement, au sein d’une même structure, des fonctions « ressources humaines » et « soldes » de la marine nationale et de l’armée de l’air. Comme M. Jean-Paul Bodin l’a déclaré à la Commission, « l’armée de terre décide, quant à elle, en 2006, d’attendre pour ce faire que les travaux sur le logiciel soient plus avancés » ;

● à l’été 2010, devant des difficultés résiduelles à aboutir, une profonde réorganisation de la direction de projet est opérée (cf. infra) et un audit est demandé à la direction générale des systèmes d’information et de communication (DGSIC) dirigée par le général Gérard Lapprend (cf. infra) ;

● le raccordement progressif de services et d’armées à Louvois, après des opérations de paie à blanc puis de paie en double censés valider la fiabilité de l’écosystème Louvois avant les opérations de « bascules » définitives :

– le service de santé des armées pour la solde d’avril 2011 ;

– l’armée de terre pour la solde d’octobre 2011 ;

– la marine nationale pour la solde de mars 2012.

Parallèlement, le raccordement de l’armée de l’air a été repoussé.

Le fonctionnement (théorique…) de la chaîne « ressources humaines–solde » dans l’écosystème Louvois

L’écosystème Louvois est donc conçu pour que les informations relatives à la gestion des ressources humaines (les « événements RH ») soient automatiquement transmises au calculateur Louvois, qui les utilise pour déterminer la solde des militaires.

Le système d’information Louvois, quant à lui, comprend plusieurs composants principaux : outre le calculateur de solde appelé SDI, développé par le ministère de la Défense à partir d’un logiciel de l’armée de l’air, un élément essentiel à son fonctionnement est la fonction d’échange appelée GSI, développée par la société Steria, qui assure deux types d’interfaces entre le calculateur SDI et les SIRH des services et armées raccordées à Louvois (Arhmonie pour le SSA, Rhapsodie pour la marine nationale et Concerto pour l’armée de terre) :

– des interfaces « entrantes », consistant à trier les données issues des SIRH à l’entrée du calculateur. Des « règles de cohérence » ont été construites en entrée de Louvois afin de n’adresser au calculateur que des données cohérentes ;

– des interfaces « sortantes », consistant à restituer les données calculées à la sortie du calculateur pour alimenter les systèmes d’éditique (une centaine d’opérations d’éditique étant prévues, la principale concernant l’édition des bulletins mensuels de solde) et une quinzaine d’autres interfaces avec d’autres systèmes d’information (assurances sociales, administration fiscale, etc.). Certaines données calculées sont aussi renvoyées dans les SIRH pour actualiser les dossiers administratifs.

De plus, à la demande de la DRH-MD, la société Steria a réalisé en 2011 un filtre de données appelé Condor, outil non intrusif dans Louvois et destiné à s’assurer que les données envoyées dans Louvois ne seraient pas de nature « polluante » – selon les représentants de la société Steria entendus par les rapporteurs, cet outil est utilisé par le SSA et la marine nationale, mais pas par l’armée de terre.

Il faut également souligner, dans l’architecture de l’écosystème Louvois, l’importance de deux autres éléments :

– le référentiel générique des unités, portant le lien de ces structures avec Chorus, dénommé Credo ;

– les fichiers de codification de référence (classement militaire, géolocalisation, référentiel des indemnités, les nomenclatures, etc.), gérés par le bureau des référentiels et composants communs (BRCC) qui, selon les représentants de la société Steria, s’adosse à un outil bureautique du type « fiches excel », ce qui serait sous-dimensionné au regard de la population gérée par l’écosystème et de la complexité technique de celui-ci.

Le schéma ci-après présente le fonctionnement théorique de l’écosystème Louvois tel qu’il existe aujourd’hui.

FONCTIONNEMENT THÉORIQUE DE LA CHAÎNE « RH–SOLDE »

 

Source : société Steria.

Ainsi, pour les armées, la répartition des rôles est la suivante :

– les armées sont responsables de la saisie initiale dans leurs SIRH de quelques données de nature calendaire et liées aux activités des formations d’emploi des personnels ;

– la chaîne interarmées de soutien, au sein des GSBDD, assure la saisie de toutes les autres données administratives pouvant avoir des répercussions sur la solde, au moyen des mêmes SIRH ;

– le service du commissariat des armées, au travers de son service ministériel opérateur des droits individuels (SMODI), doit garantir la qualité globale des prestations et des données des chaînes de liquidation et de paiement des droits financiers individuels ;

– le DRH-MD, de laquelle relève la mission SIRH, est responsable du traitement de la solde et dirige toute l’opération de transmission des données au système Louvois.

On ne peut que relever la complexité de cette répartition des rôles.

ii. Les dysfonctionnements de l’écosystème Louvois

Des erreurs de calcul observées dès le raccordement du service de santé des armées

Dès la première « bascule » vers Louvois, avec le SSA, des difficultés apparaissent. Lors de son audition par la commission, le secrétaire général pour l’administration a d’ailleurs reconnu que « la première étape sur le SSA a fait apparaître des difficultés de paiement d’indemnités liées à des spécificités de ce service, notamment des indemnités de garde hospitalière ». D’après lui, « les gardes n’étaient pas payées le mois où elles étaient réalisées mais selon des échéances définies par le service ; le volume des dossiers était important et la réglementation n’était pas strictement respectée ».

Selon M. Jean-Paul Bodin, les difficultés tiennent principalement à la prise en compte d’indemnités liées aux OPEX et à des missions de courte durée, ainsi qu’à tout ce qui est lié aux déménagements, notamment à l’étranger et outre-mer. Les rapporteurs ont pu le vérifier lors de leurs déplacements à Londres et à Abou- Dhabi, où les personnels – à quelque armée qu’ils appartiennent – leur ont fait état de leurs difficultés.

Selon les informations fournies par l’état-major de l’armée de terre, 1 850 dysfonctionnements techniques sont signalés au 30 juin 2013, ce qui place, à titre d’exemple, l’armée de terre dans une situation où elle est chroniquement confrontée à environ 500 soldes basses (inférieures à 1 000 euros) et à plus de 1 000 soldes hautes (supérieures à 10 000 euros). La crise a atteint un pic en juillet 2012, avec 11 000 soldes à zéro…

En effet, si le système plonge de manière dramatique un nombre important de familles de militaires dans l’impécuniosité du fait d’erreurs de calcul à leur désavantage, il y a également des « trop-perçus » : le système crée des erreurs dans les deux sens. Ainsi, lors de son audition par la Commission, M. Jean-Paul Bodin évaluait à plus de 100 millions d’euros le montant total de ces trop versés, auxquels s’ajoutent « toute une série de reprises d’avance de solde qui n’ont pas été effectuées en 2012, des erreurs d’imputation ou des doubles paiements d’indemnités ». Pour 65 % d’entre eux, ces trop versés porteraient sur des sommes inférieures à 5 000 euros, mais certains dossiers présentent des trop-perçus supérieurs à 15 000 euros.

Il a expliqué à la commission qu’au cours du mois de mars, 36 anomalies majeures dans le système d’information Louvois étaient encore constatées, et seraient en cours de correction.

Des erreurs de calcul particulièrement nombreuses concernant les personnels de l’armée de terre, mais pas réservées à celle-ci

Devant la commission comme devant vos rapporteurs, l’ensemble des responsables du ministère a souligné que les dysfonctionnements de l’écosystème Louvois étaient plus nombreux et plus graves dans l’armée de terre que dans les autres armées ou services raccordés à Louvois.

Lors de son audition par la commission, M. Jean-Paul Bodin a ainsi souligné que les difficultés posées par le système Louvois sont plus importantes dans l’armée de terre que dans la marine et le service de santé des armées (SSA), ce qu’il explique notamment par « un problème de remontée d’informations et d’analyse de la situation » quant au nombre de dossiers qui restaient à traiter dans les CTAC au moment de la « bascule ». Pour lui, le système d’information « n’a pas été complètement renseigné au plan local », ce qui contribuerait à expliquer les difficultés rencontrées dans l’armée de terre.

De même, M. Jacques Roudière, contrôleur général des armées, ancien directeur des ressources humaines du ministère de la Défense, a déclaré devant la Commission que « le chef d’État-major de la marine et le directeur du SSA ne semblent pas vouloir abandonner [Louvois] : il ne pose problème que dans l’armée de terre ». Il estime que les problèmes trouvent largement leur source dans la fiabilité des données fournies au système, qu’il a jugée « inégale selon les endroits et dans la durée ». Il ajoute que les résultats des exercices de soldes en double menés avant la « bascule » étaient « conformes aux critères de sécurité fixés par l’armée de terre » et déclare, s’agissant du partage des responsabilités dans les défaillances du système : « ma responsabilité était de piloter les SIRH et les systèmes de paye. Si on peut discuter du sens précis de ce verbe, je n’étais pas le chef du DRHAT, qui est sous l’autorité du chef d’état-major de l’armée de terre et du CEMA ». Il conclut d’ailleurs que globalement, « le système fonctionne pour la paie du personnel civil et du SSA », sans toutefois préciser que la paie du personnel civil n’est pas assurée par le système Louvois, mais par un autre outil, dénommé Alliance.

Il ressort toutefois des travaux des rapporteurs, notamment de leur déplacement au centre expert pour les ressources humaines (CERH) de la marine nationale à Toulon, que Louvois – au moins dans sa version actuelle – présente des problèmes de conception qui le rendent incapable de calculer de façon stable certaines indemnités, notamment celles liées aux navigations. À titre d’exemple, il ne réussirait pas à calculer les indemnités liées aux mouvements des bâtiments en opération extérieure ou dans les eaux extra-métropolitaines. Selon les responsables du CERH de Toulon, Louvois peut ainsi totaliser les droits liés aux mouvements des bâtiments, mais il ne peut pas les détailler : il en résulte un manque de lisibilité préjudiciable, qui impose au CERH de procéder au calcul des droits individuels de chaque personnel. Cela constitue une régression par rapport au système d’information de solde antérieur, qui calculait directement ces droits individuels.

La surreprésentation des personnels de l’armée de terre parmi les victimes d’erreurs de calcul de Louvois ne doit cependant pas occulter le fait que cet écosystème dysfonctionne pour tous les services et toutes les armées dont les SIRH y sont raccordés ; ces problèmes ne sont pas une spécificité de l’armée de terre. C’est ce qui conduit le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Bertrand Ract-Madoux, à écrire, dans un courrier récent à la présidente Patricia Adam, que « le cœur du sujet, la défaillance du calculateur Louvois et son manque de stabilité, est ignoré de la plupart des acteurs et va se trouver occulté, involontairement ou non, durant les premiers mois ayant succédé au raccordement de Concerto à Louvois ». Selon le général Ract-Madoux, « au mois de février 2012, lorsque la Marine a été raccordée à son tour, après avoir bénéficié de certaines leçons tirées par l’armée de Terre, les niveaux interarmées et ministériels ont répété à l’envi que « la Marine n’avait pas de problème avec Louvois », orientant donc la recherche des anomalies vers la seule armée de Terre et brouillant d’autant l’impression générale ». Or c’est bien toutes armées confondues que les indemnités relatives aux affectations en outre-mer ou à l’étranger présentent des défauts de calcul, comme les rapporteurs ont pu le constater en déplacement au centre expert pour les ressources humaines de la marine. Ce CERH effectue en effet en moyenne 3 000 corrections par mois, et en juillet dernier, 3 500 dossiers de paie ont dû être traités au moyen de procédures de contournement de Louvois.

La tendance est-elle à la stabilisation du système ou non ? Une question encore difficile à trancher

Il ressort des travaux des rapporteurs que les avis sont encore très partagés sur l’évolution des dysfonctionnements du système.

Certains font valoir que les correctifs successifs apportés au système d’information Louvois permettent de réduire le nombre de ses erreurs, ou qu’en tout état de cause, le nombre de dossiers litigieux est en baisse. C’est ce qu’a déclaré à la commission M. Jean-Paul Bodin, affirmant que l’« on a constaté une réduction considérable du stock de dossiers traités dans le centre expert de Nancy, lesquels sont passés de plusieurs dizaines de milliers à 400 » et qu’« au sein du commissariat, le SMODI, qui s’est renforcé, constate que les agents travaillant sur le système commencent à mieux le maîtriser », et que « des progrès sont réalisés pour éviter les erreurs ».

Les graphiques ci-après, publiés par le secrétariat général pour l’administration, indiquent que le nombre de dossiers litigieux portés à la connaissance des autorités compétentes a tendance à décroître.

ÉVOLUTION DU NOMBRE DE DOSSIERS PROBLÉMATIQUES

 

Source : DICOD, point de presse du 25 avril 2013.

D’autres ne perçoivent pas d’amélioration dans le fonctionnement de l’écosystème Louvois. Ainsi, le chef d’état-major des armées a déclaré à la commission : « aujourd’hui, je suis très inquiet : on n’observe aucune amélioration dans le fonctionnement de Louvois, pas plus dans la marine ou au SSA que dans l’armée de terre ». Tel est également l’avis du chef d’état-major de l’armée de terre, selon lequel « le système génère d’ailleurs continuellement de nouvelles anomalies, qui émergent par un phénomène d’auto-emballement et d’erreurs cumulatives ».

Lors de leurs déplacements sur le terrain, les rapporteurs ont systématiquement posé à leurs interlocuteurs la question de savoir si le fonctionnement du calculateur Louvois leur paraissait gagner en stabilité : la réponse était généralement négative. Le système crée régulièrement de nouvelles erreurs, et il semble même que les correctifs qui lui sont apportés, à mesure qu’ils permettent de résoudre certains dysfonctionnements, engendrent eux-mêmes de nouvelles erreurs de calcul.

b. Pourquoi l’écosystème Louvois est-il défaillant, et qui en est responsable ? Multiplicité des causes et dilution des responsabilités

Il ressort des travaux des rapporteurs, qui n’ont pas les compétences techniques nécessaires pour se former un avis sur les aspects strictement technologiques du problème, que les causes des dysfonctionnements de l’écosystème Louvois sont multiples – tenant au système d’information Louvois comme à son environnement technique et au mode de pilotage retenu pour la conduite du projet –, et que les responsabilités dans ce qui est un véritable scandale n’en sont que plus diluées, ce qui est profondément insatisfaisant au regard des torts causés aux militaires qui en sont victimes.

i. Les causes des dysfonctionnements de l’écosystème Louvois

Plusieurs séries d’explications ont été avancées devant les rapporteurs pour analyser les défaillances du système : défauts intrinsèques du calculateur, faiblesse du pilotage du projet, cadencement inapproprié des réformes, facteurs aggravants propres à l’armée de terre, manque de fiabilité des données transmises au calculateur par les SIRH.

Les défauts intrinsèques du calculateur

Tous les acteurs interrogés par les rapporteurs reconnaissent que le calculateur qui constitue le « cœur » du système d’information Louvois présente des défauts intrinsèques. En cela, Louvois a bel et bien créé des difficultés, et n’a pas seulement révélé les failles des autres systèmes d’information.

Pour certains, les défaillances du calculateur lui-même constituent le problème majeur à la source des dysfonctionnements de l’écosystème Louvois. Le chef d’état-major des armées, devant la commission, a ainsi déclaré : « j’en viens à penser que c’est le cœur du système Louvois qui constitue le fond du problème : vraisemblablement, il a été mal, ou insuffisamment, spécifié ». Tel est également l’avis du chef d’état-major de l’armée de terre, qui dans sa lettre précitée estime même que « durant le premier semestre 2012, le rôle central du calculateur Louvois dans les dysfonctionnements a […] été de facto occulté : la direction de projet indiquant invariablement que les difficultés identifiées étaient en cours de traitement et « qu’il s’agissait d’une question de semaines » » alors que, « de manière objective, le fait que tous les services et armées raccordés au logiciel Louvois connaissent des problèmes témoigne bien du caractère central des anomalies techniques du calculateur ». C’est également la thèse qu’a défendue son prédécesseur, le général Elrick Irastorza, lors de son audition devant la commission (17).

En tout état de cause, chacun reconnaît que le calculateur lui-même n’est pas exempt de failles. M. Jean-Paul Bodin a ainsi déclaré devant la commission que les difficultés mises à jour à l’automne 2012 avaient conduit le ministre à lancer sept audits, dont le principal, effectué par la DGSIC, traitant de « l’écosystème RH-soldes », mais aussi et surtout du calculateur. Selon lui, le rapport auquel il a donné lieu indique que tous les sous-ensembles de cet écosystème sont potentiellement générateurs d’anomalies, mais « précise que Louvois comporte des éléments de fragilité parce qu’une partie des recommandations techniques émises lors du précédent audit n’a pas été suivie ». Un audit réalisé en 2010 par la DGSIC avait en effet mis en exergue une trentaine de dysfonctionnements majeurs dans le calculateur Louvois. Le dernier audit, comme l’a rappelé M. Jean-Paul Bodin, émet de nouvelles recommandations techniques et d’ordre architectural pour optimiser le fonctionnement du logiciel, ainsi que sur l’organisation de l’ensemble du dispositif pour mieux le sécuriser, le consolider et l’adapter. Selon le secrétaire général pour l’administration, celles-ci sont en train d’être mises en œuvre.

De même, si les représentants de la société Steria ont mis en avant, lors de leur audition par les rapporteurs, les difficultés rencontrées par le ministère dans la « gouvernance des données » – c’est-à-dire la fiabilisation des données envoyées au calculateur –, ils n’en ont pas moins reconnu que « le contenu fonctionnel du moteur de calcul de la solde comporterait également des anomalies », à la résorption desquelles Steria prête son concours au ministère. Ils recommandent aussi de « mettre à niveau la documentation du contenu du calculateur SDI (travail fonctionnel), pour permettre à l’équipe de correction d’opérer efficacement ».

Un pilotage déficient du projet

De nombreuses critiques se concentrent sur la manière dont le projet Louvois a été piloté. Ce pilotage était assuré depuis 1996 par un comité directeur présidé par le commissariat de l’armée de terre, avant que la DRH-MD se voie confier des responsabilités croissantes dans le pilotage du projet (cf. infra) aboutissant à ce qu’en mai 2010, M. Jacques Roudière, alors directeur des ressources humaines du ministère, obtienne la possibilité de mettre en place une mission dédiée aux SIRH et de recruter un directeur de projet contractuel pour la diriger. Comme il l’a expliqué à la commission, cette mission « était organisée en mode « plateau » – une partie des personnels appartenait à l’état-major des armées –, ce qui permettait d’impliquer tous les acteurs pour avancer le plus efficacement possible dans les délais impartis ».

Le chef d’état-major des armées comme les représentants de la société Steria ont eu devant la commission et devant vos rapporteurs la même réflexion : le projet Louvois, du fait de son ampleur et de ses enjeux, aurait dû être piloté d’une façon aussi robuste qu’un programme d’armement, mais il ne l’a pas été. S’interrogeant sur le point de savoir si les « responsables du projet disposaient de l’ensemble des moyens humains nécessaires », l’amiral Guillaud a ainsi déclaré devant la commission : « Lorsque l’on engage un projet, il est nécessaire de le diriger. La direction de projet est incontournable pour intégrer tous les aspects d’un système, selon les spécifications des utilisateurs. Je regrette que pour Louvois, elle n’ait pas été suffisamment puissante, en tout cas au vu de ma position. Il s’agit d’une règle élémentaire, bien connue dans les programmes d’armement », ajoutant : « Je pense qu’il aurait fallu une direction de programme comparable à celle qu’on trouve dans un programme d’armement. C’était le bon modèle ».

Ce reproche renvoie notamment au caractère cloisonné de ce pilotage. Les représentants de Steria ont ainsi estimé qu’il manquait de coordination entre les différents services, directions et armées de la chaîne RH-solde, faisant peu de place à l’expression des besoins des utilisateurs du système, et ne permettant pas d’appréhender le contrôle de la qualité des données tout au long de la chaîne. De même, le chef d’état-major de l’armée de terre souligne, dans sa lettre précitée, « les limites d’une approche trop fonctionnelle des organisations », qui est selon lui « caractérisée par une structure cloisonnée, en l’absence d’une autorité hiérarchique de proximité qui garantit la cohésion d’ensemble ». Pour lui, « ce type d’organisation ne permet ni de réconcilier des logiques contradictoires entre le niveau de ressources et les objectifs à atteindre, ni d’en hiérarchiser les priorités ».

M. Christian Piotre, chef du contrôle général des armées, a lui aussi regretté devant la Commission « une gouvernance trop complexe » et une « difficulté récurrente à constituer les équipes nécessaires à la mise en œuvre du projet ». À cet égard, il ressort des informations fournies aux rapporteurs que lorsque la DRH-MD a fait savoir qu’elle avait besoin de sept à huit informaticiens contractuels de haut niveau pour remédier aux premières difficultés rencontrées, aucun des services, directions et armées du ministère de la Défense n’a souhaité les lui fournir.

Les représentants de la société Steria entendus par les rapporteurs ont eux aussi suggéré que les équipes de pilotage du projet Louvois auraient pu utilement voir leurs compétences techniques renforcées. Ils ont fait observer que la distinction qui existe en France – et non, par exemple, au Royaume-Uni – entre la maîtrise d’ouvrage d’une part, et la maîtrise d’œuvre d’autre part, ne contribuait pas à ce que la culture technique irrigue la chaîne et le processus de décision. Cela explique, selon eux, la tendance de l’administration à s’attacher les services de cabinets de conseils, dans une recherche d’« effet de parapluie », pour valider les choix de maîtrise d’ouvrage, tout en laissant à la maîtrise d’œuvre la responsabilité des aspects techniques des opérations. Ils notent que si Steria est impliquée dans la réalisation des interfaces d’échange entre le calculateur et son environnement, la société a été très peu sollicitée sur le moteur de calcul, les équipes du ministère n’ayant accepté que très tardivement de se faire assister sur ce composant : une première équipe de Steria est intervenue à partir de février 2011 – soit quatre ans après l’étude menée par la société sur l’architecture du prototype de Louvois – en soutien de l’équipe de développement du calculateur SDI, puis une autre en octobre 2012 et une troisième depuis janvier 2013.

Une mauvaise appréciation des risques et des contraintes dans les décisions de « bascule », spécialement pour l’armée de terre

Les actuelles défaillances de l’écosystème Louvois montrent que les risques de la « bascule » du SSA, de l’armée de terre puis de la marine nationale dans cet écosystème avaient été sous-estimés. Pour les rapporteurs, encore faut-il se garder de la tentation de la « lucidité a posteriori », et évaluer si toutes les précautions avaient été prises en fonction des informations disponibles à l’époque où les décisions de « bascule » sont arrêtées.

Il ressort des travaux des rapporteurs que, parmi les grands responsables du ministère, chacun était conscient du fait qu’une opération d’une ampleur telle que celle d’un raccordement à Louvois n’était pas sans risques. M. Jacques Roudière a ainsi déclaré à la Commission qu’il en voyait trois séries principales :

– d’abord, les risques inhérents à la « bascule » vers tout nouveau système d’information, quel qu’il soit ;

– ensuite, les risques liés à l’urgence : « vues les échéances à tenir, les délais étaient courts, et c’est toujours un facteur de risque d’être dans l’urgence » ;

– enfin, une série de risques techniques spécifiques à Louvois, identifiés par le rapport d’audit commandé en septembre 2010 à la direction générale des systèmes d’information et de communication (DGSIC).

Lors de leur audition par la commission, MM. Jean-Paul Bodin, Christian Piotre et Jacques Roudière – respectivement, à l’époque où ont été prises ces décisions, directeur de cabinet adjoint du ministre de la Défense, secrétaire général pour l’administration du ministère et directeur des ressources humaines – ont insisté sur les contraintes pesant sur la direction de projet Louvois dans les décisions de raccordement. Ces contraintes, dont M. Jacques Roudière a souligné qu’elles étaient « souvent contradictoires », étaient principalement au nombre de quatre :

– une forte contrainte d’effectifs : les objectifs de déflation associés à la réforme imposaient un rythme soutenu de réduction d’effectifs (7 500 par an en moyenne), et constituaient ainsi une pression dans le sens d’une fermeture rapide des CTAC, dont l’horizon annoncé a incité les personnels experts à chercher à se reclasser au plus vite – d’où un phénomène de fuite des compétences ;

– une contrainte technique : selon les trois contrôleurs généraux des armées, les systèmes antérieurs de gestion de la solde se dégradaient, tant dans l’armée de terre – avec la fuite des compétences des CTAC et le vieillissement des outils informatiques précédent Louvois – que dans la marine nationale, dont le système de solde était censé ne pas pouvoir passer l’année 2011, du fait de son obsolescence et de l’arrivée à échéance de certains marchés publics ;

– une contrainte tenant à la mise en œuvre concomitante de trois réformes, dont les effets ont pu se « télescoper » (cf. infra) : l’opération de rapprochement des ressources humaines et de la solde, qui se serait « heurtée à des résistances très fortes au sein de l’armée de terre » ; la création d’un service unique du commissariat gardant ses fonctions de comptable et d’ordonnateur ; et la création des bases de défense, qui conduit à regrouper dans un lieu où l’on mutualise les moyens de fonctionnement les postes dédiés au traitement de la solde dans les unités

– une contrainte de délais : les échéances prévues s’approchaient, avec le raccordement du SSA sur Louvois planifié pour le début de l’année 2011, et le raccordement du système à l’ONP initialement prévu pour 2016.

L’encadré ci-dessous présente le détail de ces contraintes tel que M. Jacques Roudière l’a exposé à la commission.

Les contraintes pesant sur le déploiement de Louvois

« Le contexte dans lequel nous avons décidé de réorganiser la paye des militaires était caractérisé par plusieurs contraintes.

« D’abord, une forte contrainte d’effectifs, d’un point de vue quantitatif. Les centres techniques et administratifs du commissariat (CTAC), qui étaient chargés de payer les soldes de l’armée de terre, avaient fait l’objet d’une décision de fermeture publiée en 2008 pour les deux premiers d’entre eux, dans la perspective d’une « bascule » vers le système Louvois, dont la date n’était pas encore arrêtée. Le système précédant Louvois était en effet archaïque et onéreux. Le plan de fermeture s’étalait sur 2011 et 2012.

« Cette contrainte était également qualitative : l’expertise en matière de solde des militaires est très élevée et les spécialistes dans ce domaine constituaient une ressource rare, d’autant plus nécessaire pour réussir la « bascule ».

« Ainsi les suppressions de postes ont précédé la bascule qui devait générer les économies.

« Je pensais, à ce moment-là, que le système de gestion de la solde de l’armée de terre se dégradait – plusieurs personnes m’en ont alors fait part verbalement ou par écrit – et était en train de s’effondrer. Mais je ne savais pas que, ce faisant, il accumulait un passif aussi important que l’on retrouverait ensuite, en janvier 2012, au moment où le système Louvois serait censé être opérationnel.

« La deuxième contrainte était technique. Dès septembre 2010, le directeur du personnel de la marine m’informe par écrit que le système de gestion de la solde des militaires de la marine ne passera pas décembre 2011, à la fois techniquement et en termes de marchés publics – je rappelle que la « bascule » pour cette armée a été réalisée en février 2012.

« Le système informatique de l’armée de terre était également très vieux, il était également utilisé pour une partie du personnel du service de santé (SSA). La préoccupation de refonder les systèmes d’information est très ancienne – le premier dossier Louvois remonte aux années 1990. Je n’avais pas de telles alertes pour l’armée de l’air et la gendarmerie.

« Parallèlement, des travaux avaient été engagés en vue de la « bascule » vers l’opérateur national de paye (ONP) ; ils étaient très structurants en termes de données, de processus et d’organisation. Un raccordement était prévu à cet effet en 2016, avant d’être repoussé à 2018.

« La troisième contrainte était liée à la mise en œuvre de trois réformes concomitantes.

« En premier lieu, le rapprochement des ressources humaines et de la solde – ces deux fonctions étaient précédemment séparées, la seconde incombant aux services du commissariat. Les travaux conduits bien avant 2007 recommandaient en effet la mise en place d’un seul système d’information dans ce domaine. Si cette idée a été très vite acceptée par l’armée de l’air et la marine, elle s’est heurtée à des résistances très fortes au sein de l’armée de terre. Appliquée aux personnels civils, elle a été porteuse d’économies et a tiré profit des systèmes d’information, à l’image des organisations retenues dans de grands groupes privés notamment.

« En deuxième lieu, l’importante réforme qu’a constituée la création d’un service unique du commissariat, gardant ses fonctions de comptable et d’ordonnateur.

« En troisième lieu et enfin, la création des bases de défense, qui conduit à regrouper dans un lieu où l’on mutualise les moyens de fonctionnement les postes dédiés au traitement de la solde dans les unités.

« La quatrième contrainte tenait aux délais. J’ai, en tant que responsable de la direction des ressources humaines (DRH-MD) été saisi du dossier en mai 2010. Le comité directeur, qui travaillait sur Louvois depuis quatorze ans, considérait que la gouvernance devait être rénovée. Le cabinet du ministre me demande alors de le prendre en charge dès cette date, sachant qu’était prévue en septembre la prise en charge des personnels civils vers un système RH intégrant également la paie, puis au début de 2011, la « bascule » sur Louvois du SSA et, ensuite, celle de l’armée de terre et celle de la marine. Les échéances étaient donc très rapprochées. »

Source : compte rendu de la réunion du 29 mai 2013, séance de 10 heures, de la commission de la défense nationale et des forces armées, audition de M. Jacques Roudière..

Devant la commission, l’ancien directeur adjoint du cabinet du ministre de la Défense, l’ancien secrétaire général pour l’administration du ministère et l’ancien directeur des ressources humaines ont insisté sur les précautions qui ont été prises avant d’opérer ces raccordements. Il s’agit principalement :

– de l’appréciation globalement positive de la « bascule » du SSA, réalisée au début de 2011 pour 10 000 dossiers. Selon M. Jacques Roudière, « il s’agissait d’une opération difficile car celui-ci n’avait pas de service de solde – ses agents étaient payés par chacune des armées, en fonction de leur rattachement » ; dès lors, déclare-t-il, « la création d’un nouveau système nous paraissait de nature à nous aguerrir pour la suite des opérations » ;

– de tests conduits à partir de mai 2010, pendant dix mois, afin de « répéter toutes les opérations et de vérifier que toute cette chaîne fonctionnait ». Ces tests ont consisté en des soldes à blanc à l’automne 2010, puis en des soldes en double de janvier 2011 à la fin du printemps de la même année, et enfin de deux « répétitions générales, où l’on a refait la solde du début à la fin ». M. Jacques Roudière a insisté devant la commission sur le fait que les résultats des opérations de soldes en double « étaient conformes aux critères de sécurité fixés par l’armée de terre » ;

– de la mise en place d’un système de compensation, destiné à traiter les dossiers pour lesquels on s’attendait à des incidents, qui sont selon M. Jacques Roudière « inévitables » dans ce type d’opérations. Ce système était dimensionné pour être en mesure de traiter 20 000 opérations manuelles, ce nombre résultant des évaluations techniques réalisées concernant les erreurs possibles de Louvois lui-même, et non les régularisations que le nouvel outil de gestion de la solde allait devoir effectuer pour traiter les cas – datant de plusieurs années pour certains – en déshérence dans l’ancien système de solde ;

– d’une suspension, d’octobre 2010 au 1er janvier 2011, des opérations de trop-perçu, au motif que ces procédures administratives lourdes consommaient trop de temps et de personnels ;

– de corrections apportées au calculateur, suivant les recommandations formulées en 2010 par un audit de la direction générale des systèmes d’information et de communication (DGSIC). En effet, cet audit, globalement critique, formulait une quarantaine de recommandations dont la mise en œuvre « permettait de rendre le risque acceptable à mes yeux », comme l’a déclaré M. Jacques Roudière devant la commission. Celui-ci a également précisé que les modifications recommandées par la DGSIC et requises pour la « bascule » ont été effectuées, celles qui ne l’ont pas été, toujours en cours, portant sur des améliorations sans impact direct sur la « bascule ». Selon les représentants de la société Steria entendus par vos rapporteurs, cet audit a véritablement contribué à, en quelque sorte, « limiter les dégâts ».

Estimant ces mesures appropriées pour parer les risques identifiés à l’époque, M. Jacques Roudière a souligné qu’« en tout état de cause, il n’y avait pas d’alternative : nous ne pouvions attendre la mise en place de l’ONP et les systèmes en vigueur étaient sur le point de s’effondrer ». Il a reconnu avoir « pris des risques » en présentant au ministre la décision de raccordement de l’armée de terre à Louvois, tout en soulignant qu’il avait été conduit à en prendre d’autres au cours des sept années où il a été directeur des ressources humaines, que ce soit pour proposer une nouvelle DRH, réorganiser la gestion des personnels civils, créer l’agence de reconversion, organiser des élections professionnelles, ou « mettre en place la protection sociale des militaires » ou de nouvelles grilles indiciaires. C’est ce qui le conduit à conclure : « je pense qu’aujourd’hui, avec les mêmes éléments d’information, il faut insister sur ce point, que ceux que j’ai eus à l’époque, je ferais fait la même chose ».

Toutefois, l’argument selon lequel les anciens systèmes d’information de calcul et de liquidation de la solde auraient été « sur le point de s’effondrer », avancé par les trois contrôleurs généraux des armées précités, mériterait un examen approfondi. En effet, cette idée a été contestée devant la commission par le chef d’état-major des armées, qui a déclaré : « on dit souvent que l’ancien logiciel de solde de l’armée de terre [le calculateur PSIDI] était obsolète : il est vrai qu’il vieillissait, mais on ne peut pas dire qu’il risquait de s’effondrer de façon imminente à l’automne 2011. Il est d’ailleurs encore utilisé pour la solde de nos 96 000 gendarmes, quelle que soit la complexité de leur régime indemnitaire. Simplement, le vieillissement du logiciel conduit à une hausse des coûts de maintenance ».

La question qui se pose est donc la suivante : les précautions prises étaient-elles vraiment adéquates compte tenu des risques identifiés à partir de 2010 et des contraintes pesant sur le déploiement de Louvois ? S’il n’appartient pas aux rapporteurs d’émettre un jugement technique définitif sur le sujet, il n’en demeure pas moins qu’il ressort de leurs travaux que la question mérite d’être posée.

Les rapporteurs relèvent en premier lieu que les plus hautes autorités ont été régulièrement alertées sur les risques et les premiers dérapages que présentait l’écosystème Louvois. Ainsi :

– le chef d’état-major des armées a indiqué à la commission, lors de son audition, qu’il avait appelé l’attention du ministre de la Défense par écrit, le 7 mai 2010, sur les risques de rupture de continuité de la fonction solde, en particulier au sein de l’armée de terre – du fait de la déflation rapide des effectifs des centres territoriaux d’administration et de comptabilité (CTAC). Dans ce courrier, il alertait le cabinet du ministre sur l’impact négatif d’une accélération de la montée en puissance du service du commissariat aux armées (SCA), décidée en mars 2010, et sur ses conséquences sur le processus de solde, proposant de prendre des mesures conservatoires destinées à maintenir le personnel qualifié dans les CTAC ;

– comme l’a reconnu M. Christian Piotre devant la commission, le contrôle général des armées a été amené à livrer au cabinet du ministre, en 2008 et au début de l’année 2010, son appréciation sur la façon dont le projet « solde » était conduit, et il en ressortait trois conclusions principales : d’abord, un retard pris dans le calendrier alors qu’approchait la date de la fermeture des CTAC ; ensuite, le maintien d’un centre expert par armée alors que l’audit de modernisation précité préconisait de n’en conserver qu’un seul ; enfin, la nécessité d’entrer résolument dans la démarche de constitution d’un SIRH unique. Sur la base de ces constats, le ministère a décidé de renforcer le rôle de la DRH-MD dans le pilotage du projet, en lui donnant respectivement 10, 16 et 22 mois pour opérer la « bascule » des trois organismes principaux ; pour M. Jacques Roudière, ce changement de gouvernance constituait bien une « alerte » ;

– l’audit précité, mené par la DGSIC en 2010 constatait que « Louvois se révèle peu robuste, difficilement maintenable et exploitable », ce qui aurait dû conduire à une grande prudence dans son déploiement. Cet audit préconisait d’ailleurs une quarantaine de mesures techniques de corrections des dysfonctionnements de Louvois, mais comme M. Jean-Paul Bodin l’a reconnu devant la commission, « une partie des recommandations techniques [de cet] audit n’a pas été suivie », ce qu’a relevé la DGSIC dans un nouvel audit commandé par le ministre à la fin de l’année 2012 ;

– le commandement de l’armée de terre a également alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes pour souligner les risques de sa « bascule » vers l’écosystème Louvois. Dans sa lettre précitée, le général Bertrand Ract-Madoux cite plusieurs lettres adressées en ce sens à la DRH-MD dès 2010, qui mettent en avant « un risque sérieux de discontinuité de la fonction solde » (18). Alerté par l’état-major de l’armée de terre, l’état-major des armées a présenté à la DRH-MD des propositions visant à réduire ce risque, tout en conditionnant le raccordement de l’armée de terre au bon fonctionnement du calculateur (19) ;

– en outre, le fait que Louvois ait présenté des dysfonctionnements dès le raccordement du SSA pour le paiement d’indemnités liées à des spécificités de ce service aurait dû alerter les responsables des « bascules » suivantes sur les difficultés de Louvois à prendre en compte les régimes indemnitaires complexes ;

– l’amiral Guillaud a aussi rappelé que certaines manifestations de mécontentement de familles de militaires, relayées lors des conseils de la fonction militaire d’armée de mai 2012, ont « constitué un premier signal » contredisant les informations selon lesquelles le nombre d’anomalies majeures aurait été stable, autour d’une trentaine, et des actions correctives en cours ;

– « deuxième signal sérieux » selon le chef d’état-major des armées, le paiement de la solde, et notamment les difficultés de prise en compte des primes et indemnités, a été évoqué lors du conseil supérieur de la fonction militaire de juin 2012, auquel il assistait aux côtés du ministre ;

– par ailleurs, si, comme l’écrit le général Ract-Madoux, « compte tenu du mode d’organisation et de fonctionnement du ministère, le chef d’état-major de l’armée de terre n’a eu que rarement l’occasion d’informer en direct le cabinet » du ministre des difficultés rencontrées dès le raccordement de Concerto à Louvois, il n’en demeure pas moins que le cabinet a été rendu destinataire d’une lettre du 5 mars 2012 enjoignant la chaîne de commandement de porter un effort sur les familles des militaires les plus vulnérables, ainsi que du rapport sur le moral dans l’armée de terre, transmis au ministre le 24 avril 2012.

Ces alertes, qu’elles concernent les risques identifiés en amont de la « bascule » de l’armée de terre ou les dysfonctionnements observés une fois cette « bascule » effectuée, ne semblent pas avoir été prises en compte autant qu’il l’aurait fallu. C’est ce qui fait dire au général Ract-Madoux que le premier réflexe des responsables du projet Louvois a été de reporter la responsabilité du « nombre très élevé d’anomalies constatées dans la solde des mois d’octobre et novembre 2011 » sur l’armée de terre elle-même, dont le SIRH fournirait des données erronées, conduisant ainsi les autorités à ce que soit « occulté, involontairement ou non », le dysfonctionnement de Louvois lui-même.

En outre, le chef d’état-major des armées a indiqué devant la commission qu’il s’était déclaré favorable à l’élaboration d’un « plan B », consistant à se laisser la possibilité de revenir à l’ancien système de calcul et de liquidation de la solde, mais que cela lui avait « toujours été refusé, au motif que cela aurait supposé de conserver les CTAC ». Pour les rapporteurs, l’absence de « plan B » est très regrettable : de fait, elle contraint le ministère de la Défense à conserver Louvois au moins pendant quelques années, le temps nécessaire à l’élaboration et au déploiement d’un nouveau système (cf. infra). Le chef d’état-major de l’armée de terre écrit même, dans sa lettre précitée, que « le « drame » de Louvois est d’avoir fait table rase de l’organisation précédente sans avoir obtenu suffisamment de certitudes sur le fonctionnement nominal de la nouvelle organisation ».

On peut également regretter qu’au vu des alertes précitées, le contrôle général des armées n’ait pas été chargé de procéder à des audits complets du système entre 2008 et 2012, période pendant laquelle le contrôleur général des armées Christian Piotre, était secrétaire général pour l’administration. M. Christian Piotre a certes évoqué les activités du contrôle général en matière « d’accompagnement de projet », mais des audits plus poussés auraient permis de mettre en lumière les insuffisances du pilotage général du déploiement de Louvois et du cadencement des réformes (cf. infra).

Il ressort également des travaux de vos rapporteurs que les tests auxquels il a été procédé en amont des bascules n’ont pas toujours été menés avec toute la rigueur souhaitable.

D’une façon générale, l’amiral Guillaud a estimé devant la commission que « Louvois a fait l’objet de trop peu de tests », estimant par ailleurs que si « les marchés publics de ce type comprennent toujours une clause optionnelle, permettant le développement de plateformes de simulation ou de tests à la demande du ministère », dans les faits, « cette option a un coût, et l’ordonnateur du marché a souvent tendance à « rogner » sur cette dépense ». Pour le chef d’état-major des armées, « c’est au directeur de programme qu’il appartient d’être suffisamment puissant pour obtenir la réalisation des tests nécessaires », lesquels, selon lui, « mériteraient d’ailleurs d’être rendus obligatoires ».

Surtout, les tests réalisés n’ont pas toujours permis de « pousser » Louvois au maximum de ses possibilités. En effet, lors de leur déplacement au CERH de la marine nationale à Toulon, les rapporteurs ont appris que lors des phases de tests de Louvois en amont de la « bascule », l’administration du ministère n’imposait de tests que sur une dizaine d’indemnités ; la marine a jugé plus prudent d’en tester 80. Néanmoins, les tests ne pouvaient pas porter sur deux catégories d’indemnités, pourtant susceptibles d’être problématiques – comme l’ont prouvé les développements ultérieurs de l’affaire. Il s’agit :

– des indemnités non-récurrentes, comme celles liées au plan annuel de mutation : seules des indemnités récurrentes ont pu être testées ;

– des indemnités dont le calcul et la liquidation ne nécessitaient pas d’aller chercher des données dans l’historique des SIRH, ce que la plateforme d’essai de Louvois ne permettait pas. Or, à l’image de la prime de service en Guyane perçue six mois après le retour en métropole, certaines indemnités voient leur calcul et leur liquidation déterminés par des éléments d’historique des événements RH.

Les représentants de la société Steria ont eux aussi estimé que le déploiement de Louvois aurait mérité de faire l’objet de tests plus complets, sur toute la longueur de la chaîne RH-soldes.

Enfin, aucune précaution spécifique ne semble avoir été prise pour la « bascule » de l’armée de terre, alors même qu’il était prévisible que le raccordement de celle-ci à Louvois poserait des problèmes particuliers.

Plusieurs éléments auraient en effet dû inciter les autorités à une prudence particulière s’agissant de l’armée de terre :

– comme l’écrit le général Ract-Madoux dans sa lettre précitée, celle-ci « est, par construction, la cible la plus complexe en raison du nombre de dossiers soldes à traiter (de l’ordre de 150 000 personnels militaires d’active et réserve), de sa dispersion géographique sur le territoire (120 formations administratives majeures) et du volume très important d’indemnités liées aux activités opérationnelles » ;

– en 2011, année du raccordement, le nombre d’événements RH à prendre en compte pour la solde était en outre particulièrement élevé, « conjoncturellement très supérieur à la normale » : 104 500 dossiers, dont 36 000 pour des raisons opérationnelles, 15 000 recrutements, 20 000 départs et 33 500 mutations ;

– comme l’a souligné M. Christian Piotre devant la commission, l’armée de terre a aussi été la plus touchée par les dissolutions et les restructurations, ce qui a rendu son cas plus complexe ;

– en outre, comme l’a rappelé M. Jean-Paul Bodin, le rapprochement des structures chargées de la gestion des ressources humaines et de la solde n’a pas été aussi précoce dans l’armée de terre que dans la marine et l’armée de l’air, qui s’y sont engagées dès 2006. Le chef d’état-major des armées a d’ailleurs expliqué que « toutes les armées et tous les services ne partaient pas de la même situation : la marine et le SSA étaient en avance sur l’armée de terre dans l’organisation des opérations qui se tiennent en amont du calcul de la solde, notamment pour ce qui est de la tenue des dossiers administratifs » et que « l’armée de terre, elle, a « basculé » sur Louvois alors que la mise à jour de ses systèmes d’information en ressources humaines était encore en cours, ce qui peut expliquer un plus grand nombre d’erreurs » ;

– par ailleurs, si l’on peut estimer avec M. Christian Piotre qu’« il aurait fallu un plan de formation et d’accompagnement plus rigoureux pour Louvois », cela est particulièrement vrai pour l’armée de terre, laquelle, comme l’a souligné M. Jean-Paul Bodin devant la commission, a vu sa chaîne RH trop « perturbée » par diverses réformes concomitantes (cf. infra) pour pouvoir mettre en place un dispositif d’accompagnement aussi structuré que celui de la marine ;

– selon les représentants de la société Steria, l’armée de terre – à la différence de la marine et du SSA – n’avait pas mis en place le système Diapason de filtrage des données « polluantes » adressées au calculateur SDI.

On évoque souvent la complexité du régime indemnitaire des personnels militaires pour expliquer les défaillances de l’écosystème Louvois. Cette explication n’est pas sans pertinence : avec près de 170 indemnités différentes, ce régime est particulièrement complexe. Lors de son audition par la commission, M. Jacques Roudière a rappelé qu’il s’était occupé de la solde des militaires depuis son entrée dans les armées, en 1976, et qu’il tirait de son expérience le constat que « cette solde est structurellement instable car il existe 170 indemnités, les militaires sont gérés en flux – 25 000 entrent dans les armées et en sortent chaque année –, ils sont mobiles et ne sont pas payés de la même manière selon l’endroit où ils sont envoyés ». Pour lui, le régime indemnitaire des militaires est « entropique par nature ». Toutefois, cette explication est loin d’être suffisante : comme les représentants de la société Steria l’ont confirmé aux rapporteurs, les armées ne sont pas les seules organisations à gérer un large éventail de régimes indemnitaires et beaucoup de systèmes d’information y parviennent, que ce soit au sein d’autres administrations ou dans de grands groupes privés, parfois en différentes devises.

Un mauvais cadencement des réformes

Le déploiement de Louvois et la refonte de l’écosystème RH-solde sont concomitants de l’ensemble des autres chantiers menés depuis 2008 dans le cadre de la réorganisation du ministère de la Défense. C’est pourquoi, malgré un effort de coordination des restructurations opérée au niveau central par le comité exécutif (COMEX), le comité de modernisation du ministère (C2M) et la mission pour la coordination de la réforme (MCR), les réformes ont pu se télescoper, au détriment, en l’espèce, de la bonne marche du projet Louvois.

Comme l’a rappelé l’amiral Édouard Guillaud devant la commission, un principe de bon sens veut que lorsque l’on conduit plusieurs réformes simultanément, agrégeant des paramètres organisationnels, humains, techniques et financiers, il ne faut jamais sous-estimer les interactions entre elles : « le phasage des restructurations est un paramètre structurant ». Ne pas confondre vitesse et précipitation reste, comme il l’a souligné, un élément clé de la maîtrise des risques, de l’identification des problèmes et de leur résolution. Il estime que dans le cas de Louvois, « la mise en œuvre de la RGPP, simultanément avec la mise en place des BDD et la création du SCA ont incontestablement constitué un facteur aggravant », soulignant cependant : « mais il est vrai, nous n’avons pas eu le choix ».

La mise en œuvre de plusieurs réformes a en effet pu compliquer le déploiement de Louvois.

Il s’agit d’abord de la création, en 2010, d’un service unique du commissariat des armées et des importantes déflations d’effectifs qui l’ont accompagnée (cf. supra). Dans son courrier précité, le chef d’état-major de l’armée de terre souligne d’ailleurs qu’« avec la création du service du commissariat des armées (SCA) le 1er janvier 2010, l’armée de terre perd son commissariat, qui avait la charge, parfaitement remplie au demeurant, de la solde ».

Il s’agit aussi de la création des bases de défense, qui s’est traduite par le regroupement, à l’échelon des GSBDD, des cellules de proximité de la fonction de gestion des ressources humaines (GRH) auparavant placés auprès des différentes unités et établissements. D’ailleurs, selon M. Jean-Paul Bodin, « les rencontres territoriales sur la réforme organisées en 2011-2012 ont montré ce sujet comme un des points les plus sensibles ». La chaîne RH de toutes les armées s’en est trouvée perturbée, mais celle de l’armée de terre l’a été plus encore que les autres, dans la mesure où c’est dans l’armée de terre que l’embasement a produit les restructurations les plus profondes – les anciennes bases aériennes et les principales bases navales étant déjà très concentrées.

Il s’agit également de la perspective de l’ONP, dont M. Christian Piotre a souligné devant la commission qu’il ne fallait pas négliger « la pression qu’elle exerçait sur le ministère pour faire évoluer son calendrier, en fonction de rendez-vous interministériels qui […] étaient imposés » à ses responsables. Les travaux de construction de l’ONP ont en effet été très structurants en matière de gestion des données de ressources humaines, et la perspective du raccordement à l’ONP a fait peser sur le projet Louvois lui-même un certain nombre de contraintes, techniques comme calendaires.

Il s’agit surtout des objectifs de déflation imposés par la loi de programmation militaire 2009-2014, conjugués aux chantiers ouverts au titre de la RGPP, et des conséquences de ces deux impératifs sur la gestion de la fermeture des CTAC, qui s’occupaient du calcul et du paiement des soldes. En effet, leur maintien, au moins dans une phase de « tuilage », aurait permis au ministère de disposer de compétences et d’expertises utiles au règlement des anomalies produites par l’écosystème Louvois, voire de revenir à l’ancienne procédure de calcul et de liquidation de la solde.

Les déclarations de l’amiral Édouard Guillaud devant la commission sont à cet égard on ne peut plus claires : « la RGPP nous imposait une réduction d’effectifs de 7 500 postes par an. L’année en question, il était prévu de fermer les CTAC. On m’a demandé de choisir entre cela et la dissolution d’unités de combat supplémentaires, c’est-à-dire entre la peste et le choléra. Nous avons signé le couteau sous la gorge ». En effet, selon le chef d’état-major des armées, la fermeture des CTAC a été « accélérée par la RGPP, qui a pu constituer un facteur aggravant dans les dysfonctionnements de Louvois ». Il estime en effet que « sans la RGPP, Louvois aurait présenté les mêmes dysfonctionnements, mais on les aurait peut-être mieux gérés ».

L’ensemble des responsables entendus par la commission et par les rapporteurs s’accorde en effet à juger, rétrospectivement, que la fermeture des CTAC, annoncée en 2008 et prévue pour 2011, s’est avérée prématurée. M. Christian Piotre a toutefois fait valoir que la date retenue pour commencer leur fermeture – l’année 2011 – était cohérente avec le calendrier initial de déploiement de Louvois, et aurait dû permettre une période de tuilage. À cet égard, c’est le retard pris dans le déploiement de Louvois qui a empêché que les manœuvres soient bien coordonnées.

La question est alors de savoir pourquoi la fermeture des CTAC n’a pas été retardée. Pour une part, la réponse à cette question tient aux objectifs stricts de déflation imposés par la loi de programmation militaire aux armées, directions et services du ministère. M. Christian Piotre a d’ailleurs déclaré devant la commission que le secrétariat général pour l’administration, qu’il dirigeait à l’époque, avait pour devoir de « donner la priorité à la suppression de postes de soutien, faute de quoi l’effort de déflation se serait reporté sur des emplois opérationnels que nous tenions à tout prix à préserver ».

Pour une autre part, la réponse à cette question tient aux choix des agents des CTAC eux-mêmes. En effet, l’ancien secrétaire général pour l’administration a expliqué devant la Commission que « la réussite de la « manœuvre RH » – c’est-à-dire la gestion de la mobilité des personnels, géographique et professionnelle, accompagnant les restructurations – supposait d’annoncer les mesures trois années auparavant, afin de permettre au personnel de se reclasser dans les meilleures conditions ». Or les personnels des CTAC – très majoritairement des civils –, avertis du sort qui allait être réservé à leurs structures trois ans après, sont nombreux à avoir mis à profit ce délai pour anticiper la fermeture des centres et rechercher les meilleures conditions de reclassement possibles pour eux-mêmes : selon les termes de M. Jacques Roudière, alors directeur des ressources humaines du ministère, « quand on se donne du temps pour reclasser les personnels dans les meilleures conditions, on introduit des facteurs d’instabilité, car ceux-ci cherchent alors une solution pour eux-mêmes, le plus souvent en vue de rester sur place » lorsqu’il s’agit de civils. Comme l’a dit l’amiral Édouard Guillaud, les CTAC ont ainsi vu « leurs cadres civils experts anticiper toutes les opportunités favorables de reclassement », ce qui était « parfaitement légal et légitime », mais s’est traduit par « une perte rapide des savoir-faire dans le domaine de la solde, qu’il n’a pas été possible de pallier dans des délais aussi courts ». Cela a donc eu pour conséquence une fuite des compétences de ces centres, très forte en 2010 et poursuivie depuis – ne serait-ce qu’entre juin et septembre 2011, 39 experts ont quitté les CTAC. Et lorsque, comme l’a rappelé M. Jean-Paul Bodin devant la commission, « il est décidé de retarder leur fermeture pour conserver celles-ci, en garantissant aux personnels civils concernés des affectations prioritaires sur les lieux qu’ils choisiront après cette échéance », ces mesures incitatives n’empêchent pas la fuite des compétences, et la dégradation de la capacité des CTAC qui en résulte. L’efficacité limitée de cette mesure s’explique, selon M. Jacques Roudière, « par le fait que les employeurs n’acceptaient pas de geler des postes, car ils avaient besoin de personnel pour conduire leurs réformes ». Pour M. Christian Piotre, l’administration a ainsi « sous-estimé l’impact de [ses] choix en matière de gestion sociale des restructurations » : selon lui, « il aurait probablement fallu avoir un pilotage plus ferme sur ce volet, quitte à ce qu’il soit moins favorable aux personnels », d’autant que les personnels militaires ou les civils contractuels recrutés pour pallier cette fuite des compétences ne disposaient pas de l’expertise très particulière des cadres des CTAC.

Ces pertes de compétences n’ont pas eu pour seul effet de désarmer les CTAC avant le déploiement de Louvois : elles ont aussi conduit à dégrader la qualité du service rendu par les CTAC dans leurs dernières années de fonctionnement. Comme l’écrit le général Bertrand Ract-Madoux, les départs des cadres des CTAC « se font au détriment de la qualité des opérations à effectuer avant le raccordement » de l’armée de terre à Louvois. Cela explique que lors de ce raccordement, on a « découvert » – selon les termes de M. Jean-Paul Bodin – « plus de 140 000 » dossiers à traiter dans les CTAC, alors que l’administration n’en avait anticipé que 15 000. Louvois a donc « hérité » d’un lourd passif.

Pour les rapporteurs, ces éléments montrent que le pilotage de la fermeture des CTAC, motivé par l’urgence attachée aux objectifs de déflation, a été défaillant.

Une « gouvernance des données » qui reste insuffisante

Comme l’ont rappelé devant les rapporteurs les représentants de la société Steria, la fiabilité des données saisies dans les outils informatiques de la chaîne RH-solde constitue un enjeu de premier plan pour le bon fonctionnement du système : même un calculateur de type Louvois qui n’aurait pas de défauts intrinsèques ne peut pas produire des bulletins mensuels de solde exacts si les données qui lui sont fournies sont elles-mêmes erronées, ou transmises dans un format et selon des spécifications incompatibles avec le mode de fonctionnement du calculateur.

Devant la commission comme devant les rapporteurs, certains responsables ont développé l’argument selon lequel une large part des dysfonctionnements de l’écosystème Louvois tient à la mauvaise qualité des données fournies au calculateur Louvois par les SIRH des armées et services qui y sont raccordés, estimant que la fiabilité des données fournies par l’armée de terre serait inférieure à celle des informations transmises par le SSA et la marine nationale, ce qui expliquerait selon eux la surreprésentation des militaires de l’armée de terre parmi les « victimes de Louvois ».

C’est en ce sens que M. Jacques Roudière, ancien directeur des ressources humaines, a pu déclarer à la commission que « dans des « bascules » de ce type, le problème ne porte pas sur le nombre de dossiers mais sur la fiabilité des données qui entrent dans le système », notant d’emblée que « celle-ci est inégale selon les endroits et dans la durée ». De même, M. Christian Piotre, ancien secrétaire général pour l’administration, déclarant : « je ne peux assumer des responsabilités qui n’étaient pas les miennes », a fait valoir, « à titre d’exemple », que « la qualité des données de ressources humaines introduites dans Louvois était – et demeure – de l’entière responsabilité des armées et services concernés, notamment de leurs directions des ressources humaines ». Il rapporte la mauvaise qualité de ces données à « l’insuffisante préparation des services chargés d’introduire les informations sur les ressources humaines nécessaires au calculateur » et aux « défaillances du contrôle interne ».

À l’inverse, le chef d’état-major de l’armée de terre a fait valoir que l’armée de terre avait engagé, en amont de son raccordement à Louvois, des efforts de fiabilisation de ses données relatives aux « événements RH ». Il écrit d’ailleurs que « la fiabilisation des informations contenues dans le SIRH Concerto avant le raccordement est correctement anticipée par l’armée de terre qui en fait immédiatement une priorité », et donne lieu à une directive et une instruction spécifiques (20) dès l’été 2009. Un plan de formation des opérateurs de saisie est ainsi mis en place pour appuyer les formations d’emploi, et c’est ainsi que, selon le général Bertrand Ract-Madoux, « initiée dès le 20 juillet 2009, soit 11 mois avant la date du raccordement tel qu’il était planifié à l’époque (1er juin 2010), la fiabilisation des dossiers de l’armée de terre est quasi-totale au 30 septembre 2011 ». Pour les rapporteurs, on ne saurait donc parler d’incurie de l’armée de terre en matière de fiabilisation de ses données RH.

Il est incontestable cependant qu’en la matière, la concomitance des réformes a eu un impact négatif. Il ressort en effet des travaux des rapporteurs que la mise en place des bases de défense, et les suppressions d’effectifs associées, s’est effectuée au pire moment dans le calendrier du projet Louvois, avec pour conséquence une régression de la qualité des données. En effet, la création des bases a eu pour effet paradoxal de retirer aux directions des ressources humaines des armées le lien hiérarchique avec les échelons locaux chargés de la saisie des données de solde, tout en laissant à ces directions la responsabilité théorique de la qualité des données. Il en aurait résulté la quasi-disparition du contrôle interne sur ces données, un reliquat d’audits étant cependant réalisé conjointement par les directions des ressources humaines d’armée et le CPCS.

Simultanément, il semble que le secrétariat général pour l’administration ait décidé de retirer aux directions des ressources humaines des trois armées – et particulièrement celle de l’armée de terre – une partie de leur ressource en informaticiens afin de renforcer la « mission SIRH » constituée au sein de la direction des ressources humaines du ministère, placée sous l’autorité du secrétaire général pour l’administration, au profit du projet « Source » de SIRH interarmées, et de ce fait au détriment des SIRH d’armée, au moment même où la bascule vers Louvois nécessitait un effort de fiabilisation de ces SIRH d’armées.

Il ressort également des travaux des rapporteurs que la pression liée aux échéances fixées par la direction des ressources humaines du ministère pour effectuer les « bascules » suivant l’échéancier qu’elle avait fixé a pu avoir pour contrepartie une baisse des exigences de l’administration quant à la qualité des données fournies par les SIRH. Les représentants de la société Steria ont d’ailleurs déclaré aux rapporteurs que, s’agissant des interfaces entrantes censées filtrer les données « polluantes » que les SIRH risquent d’envoyer au calculateur Louvois – l’interface entrante GSI –, « les règles de filtrage ont été assouplies au moment du « go ! » pour l’armée de terre », ce qui peut paraître curieux, voire léger, compte tenu des enjeux.

En tout état de cause, il apparaît clairement que la « gouvernance des données », c’est-à-dire le contrôle de leur pertinence et de leur compatibilité tout au long de la chaîne RH-soldes et de ses différents outils informatiques, a été très insuffisante. Les représentants de la société Steria ont ainsi estimé que la volonté de l’administration d’opérer au plus vite les « bascules » vers Louvois avait conduit à mener les opérations de raccordement d’une façon qui ne correspond pas aux bonnes pratiques en la matière. Les règles de l’art voudraient en effet que soient effectués des tests de bout en bout de la chaîne RH-solde, sur l’ensemble des indemnités complexes, de façon à vérifier si le calculateur – intervenant en bout de chaîne – est en mesure ou non de subir toutes les contraintes qui s’imposent à lui.

C’est pourquoi, selon les représentants de la société Steria, si le calculateur lui-même présente quelques anomalies, « il apparaît aujourd’hui que les difficultés sont principalement fonctionnelles et non techniques : la gouvernance des données de bout en bout peine à être mise en œuvre. Les données créent encore des difficultés. Leur cohérence doit être assurée tout au long de la chaîne SIRH–solde. Pour exemple, toute modification d’un lien dans Credo [le référentiel des organisations et des formations d’emploi] doit être analysée finement pour mesurer ses impacts sur Louvois avant application ».

ii. Les responsabilités dans les dysfonctionnements de Louvois

Pour les rapporteurs, compte tenu des graves impacts qu’ont eus les dysfonctionnements de Louvois sur la vie des militaires et de leurs familles, ainsi que sur le bon fonctionnement du ministère, il serait scandaleux qu’aucune responsabilité ne soit recherchée. Non qu’il s’agisse de désigner un coupable – ou un bouc émissaire – à la vindicte de la communauté de Défense ; mais il serait inadmissible que l’irresponsabilité devienne la règle dans la gestion des affaires publiques.

La société Steria n’a pas à être le bouc émissaire des déboires de l’écosystème Louvois

Une tentation bien humaine, lorsqu’une organisation – publique ou privée – doit assumer des déboires tels que ceux de l’écosystème Louvois, peut consister à se défausser sur ses sous-traitants.

Devant la commission, M. Christian Piotre, chef du Contrôle général des armées et ancien secrétaire général pour l’administration, a déclaré qu’« il serait utile que le Contrôle général des armées examine la façon dont le ministère de la Défense a piloté ses relations avec ses prestataires », précisant que « depuis au moins quatre ans, il ne cesse de dire combien le ministère est parfois faible dans la manière dont il organise son interface avec ses contractants ». Il a estimé que « lorsque ce pilotage s’est bien passé, nous avions généralement fait un effort important de constitution d’une équipe de maîtrise d’ouvrage et, a contrario, partout où celle-ci était fragile, nous avons eu des difficultés ».

Le chef d’état-major des armées a d’ailleurs laissé entendre que la tentation pour une administration de se défausser sur son co-contractant pouvait exister dans différents cas : « rien d’étonnant à ce que l’ordonnateur du marché et son attributaire aient tendance à se renvoyer la balle, ce qui nous renvoie au problème de l’organisation de la direction de programme ».

Dans le cas de Louvois, il semble aux rapporteurs – sauf à ce qu’une étude technique instruite par des services indépendants disposant de l’expertise technologique indispensable apporte de nouveaux éléments – que les dysfonctionnements de l’écosystème Louvois ne peuvent pas être imputés à la société Steria. La qualité des services de celle-ci n’a jamais été mise en cause par les audits successifs sur l’écosystème RH–solde, et les clauses pénales contenues dans les principaux contrats qui la lient à l’État n’ont, selon ses représentants, pas été mises en œuvre. En outre, toutes les prestations de Steria ont été réceptionnées par l’administration, qui en validant tous les « services faits » a ainsi accepté d’assumer la responsabilité de la gestion des outils informatiques fournis.

Lors de son audition par les rapporteurs, le général Gérard Lapprend, directeur général des systèmes d’information et de communication du ministère de la Défense, a d’ailleurs confirmé aux rapporteurs que les services de Steria n’étaient pas en cause dans les dysfonctionnements de Louvois.

Il faut d’ailleurs être précis sur la nature exacte des prestations fournies par la société Steria :

– elle n’a jamais été en charge de la conception et du développement de l’ensemble du système : si M. Jean-Paul Bodin a déclaré devant la commission que « Steria a défini les choix d’architecture du système d’information Louvois », les représentants de la société ont tenu à préciser devant les rapporteurs que le contrat passé avec Steria consistait seulement à « vérifier la pertinence des choix d’architecture qui avaient été retenus et mis au sein d’un prototype traitant une dizaine d’indemnités » ;

– elle a assisté l’administration pendant deux mois pour vérifier la cohérence et la complétude du budget opérationnel de programme, mission/programme/action/sous-action (BOP MPASA) concerné ;

– elle a, selon ses représentants, toujours exercé son devoir de conseil ex ante, ce qui n’a pas été contesté par les responsables du ministère.

En somme, Steria a développé le composant GSI et fait le lien entre les systèmes existants – les SIRH, le calculateur Louvois, les autres systèmes d’information raccordés à l’écosystème Louvois. La société s’est donc adaptée à des choix techniques préexistants, pour faire communiquer ces différents éléments. L’encadré ci-après décrit précisément les prestations fournies par la société Steria et leur cadre juridique.

Prestations fournies par la société Steria

Steria est intervenu dans le cadre des contrats suivants :

1. En 2007, une mission de 5 mois d’assistance à maîtrise d’œuvre

Dans ce cadre, Steria a évalué les scénarios et préconisé des solutions à mettre en place dans le cadre d’un prototype afin de les éprouver.

L’équipe projet SDI, que Steria a assistée, était constituée de personnels militaires des armées et de la gendarmerie (21). Le choix d’opportunité restait de la compétence du groupe de projet Louvois. Le dimensionnement à cible dépendait des flux de transaction en production, lesquels ne pouvaient pas être évalués avec certitude en avance de phase. Steria n’a jamais été informé, suite aux récents audits, d’une remise en cause de l’architecture applicative et technique. Cette prestation ne concernait en aucun cas le contenu du moteur de calcul.

2. En 2008, la construction des interfaces GSI

Via un marché notifié le 26 mai 2008 à la suite d’un dialogue compétitif, pour 36 mois et prolongé de 8 mois, Steria s’est vu confier la conception, le développement et l’intégration du module de gestion des interfaces et des états d’après-paye couplés avec les SIRH et un calculateur spécifique, ainsi que l’industrialisation de l’exploitation, la mise en production et le déploiement interarmées de la solde de la fonction échange de donnée.

Ce marché était composé d’une tranche ferme et de trois tranches conditionnelles, seule la première tranche conditionnelle ayant été notifiée. Ce contrat à engagement de résultats a fait l’objet de validations. L’ensemble des procès-verbaux de services faits ont été signés par l’administration.

3. En 2010, la maintenance préventive, adaptative et évolutive de la fonction échanges de données

Un marché de « maintenance préventive, adaptative et évolutive, formation et réalisation de l’exploitation adaptative et conduite de la réversibilité du logiciel Louvois » de la fonction échanges de données a été notifié à Steria le 10 février 2010 pour la période du 1er juin 2011 à 30 novembre 2012.

Il s’agit d’un marché à unités d’œuvre. Les unités d’œuvre relatives à la réversibilité des développements Steria ont été commandées et réceptionnées en juin 2012 par l’administration, qui en assure la maintenance avec l’assistance de Steria. La qualité de la documentation de Steria lui a permis de prendre en main le maintien en condition opérationnelle des modules développés par Steria. Les dernières prestations sur ce marché ont été réalisées fin février 2013.

4. Prestations diverses sur un marché à bons de commande

En 2013, après un appel d’offre déclaré infructueux en décembre 2012, Steria a remporté un marché négocié sans publicité préalable. Il s’agit d’un accord-cadre mono-attributaire à marchés subséquents (marché à bons de commande), d’une durée de 5 ans à compter de la notification.

Les marchés subséquents, portent sur des prestations commandées parmi les suivantes :

– transfert de connaissance ;

– réversibilité ;

– formation au maintien en condition opérationnelle de l’interface GSI ;

– assistance au pilotage ;

– assistance à la production ;

– assistance au développement ;

– assistance à l’exploitation ;

– expertises technico-fonctionnelles.

Les prestations sont divisées en unités d’œuvre unitaires, à engagement de résultats, dont le prix est forfaitaire. Elles sont commandées au fur et à mesure des besoins par l’envoi d’une lettre de consultation et d’un projet de marché subséquent. Il est précisé que Steria doit « obtenir les résultats demandés avec les moyens qu’il a choisis ».

Source : société Steria.

Les responsabilités sont difficiles à démêler au sein même du ministère de la Défense

Par nature, le mode de fonctionnement et l’organisation interne du ministère de la Défense rendent difficile l’identification du ou des responsables de dysfonctionnements du type de ceux que connaît l’écosystème Louvois.

Comme l’a déclaré à la commission M. Jacques Roudière, ancien directeur des ressources humaines du ministère, « il n’y a plus de système hiérarchique simple dans l’administration centrale : il y a toujours une part de fonctionnel et une part de hiérarchique, et c’est la combinaison des deux qui permet de mettre en œuvre les décisions et d’avancer ». D’ailleurs, comme l’a rappelé M. Jean-Paul Bodin, « toutes les décisions de « bascule » ont été collectives, présentées par l’ensemble du ministère au ministre, après plusieurs mois de paye en double et après que l’accord des uns et des autres ait été recueilli ». M. Christian Piotre a précisé qu’« aucune décision de raccordement à Louvois n’a été prise sans l’aval explicite des différents responsables, qu’il s’agisse du SSA, de l’armée de terre ou de la marine », que « le ministre a participé aux décisions » et que « celle qui a conduit à la « bascule » de l’armée de terre sur Louvois s’est prise dans son bureau en présence du chef d’état-major des armées, du directeur des ressources humaines du ministère et du directeur de cabinet ». Ce qui permet à M. Roudière de conclure : « je n’ai pas le sentiment qu’il y ait eu une dilution des responsabilités, mais une organisation ministérielle prenant racine dans notre tradition républicaine et précisant les responsabilités de chacun dans un travail collectif. Chacun a donc sa part de responsabilité ».

Force est de constater cependant que le cloisonnement et l’enchevêtrement des responsabilités sont particulièrement patents pour le cas du pilotage du projet Louvois. Ainsi, depuis le décret 2009-1177 du 5 octobre 2009, le chef d’état-major des armées est responsable du soutien et de l’administration des armées, des services et directions interarmées – les directions des ressources humaines de chaque armée, ainsi que le service du commissariat des armées, étant chargé de l’exécution des directives prises à ce titre. Mais, en vertu du décret 2009-1179 signé à la même date et fixant les attributions du secrétaire général pour l’administration, c’est la direction des ressources humaines du ministère de la Défense qui « assure le pilotage des systèmes d’information ministériels en matière de ressources humaines, et notamment de solde, de paie, de droits individuels et de pensions ». Et l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, d’en conclure : « Ce n’est pas fuir ses responsabilités que de le dire. C’est un fait avéré, qu’il est nécessaire de rappeler ».

L’ancien secrétaire général pour l’administration, M. Christian Piotre, a d’ailleurs reconnu que s’agissant du cadre décisionnel et du rôle du secrétariat général pour l’administration, celui-ci est « chargé de l’élaboration de la politique de ressources humaines » du ministère de la Défense – il dispose pour ce faire de la direction des ressources humaines du ministère – et se trouve par ailleurs « responsable de la modernisation de l’administration du ministère ». M. Christian Piotre a par ailleurs précisé à la commission que « le pilotage au quotidien du projet dans son ensemble était confié à la mission SIRH » constituée en 2010 au sein de la direction des ressources humaines.

Ainsi, selon les explications de M. Christian Piotre, « les responsabilités étaient assurées de manière complémentaire par les différentes instances parties prenantes du projet » :

– les directions de ressources humaines des armées et les états-majors ou directions de service concernés étaient responsables de leur SIRH et en charge de garantir la qualité des données introduites dans Louvois ;

– l’état-major des armées (EMA), avec ses deux bras armés, le commandement interarmées du soutien (COMIAS) et le service du commissariat des armées, étaient chargés respectivement de la mise en place des bases de défense et des opérations de liquidation de la solde ;

– le secrétariat général pour l’administration, avec sa direction des ressources humaines et la mission SIRH qui lui était rattachée, assurait le pilotage du projet.

Une imprécision ressort toutefois des travaux des rapporteurs quant à la date précise à laquelle la direction des ressources humaines est véritablement devenue le pilote du projet Louvois. Devant la commission, M. Jacques Roudière, ancien directeur des ressources humaines, a insisté sur le fait qu’il n’a été « saisi du dossier » qu’en mai 2010 : le comité directeur du projet, qui travaillait sur Louvois depuis quatorze ans, considérait alors que la gouvernance de ce projet devait être rénovée. M. Jean-Paul Bodin a lui aussi insisté sur le fait que la direction des ressources humaines n’est véritablement en charge du projet que depuis une réunion le 25 mai 2010 : cette réunion aboutit à « revoir la gouvernance du projet », ce qui marque selon lui « la seconde étape de Louvois III », avec pour principal changement que « la direction des ressources humaines est désignée pilote de cette nouvelle étape ». Il explique ce changement de gouvernance par l’idée que « tant que cette fonction était assurée par le service du commissariat, la préoccupation principale était le système de paye : or, pour réussir la « bascule » vers l’ONP, il fallait que le système RH fonctionne aussi de façon très solide ». Pourtant, comme l’a reconnu M. Jean-Paul Bodin devant la commission, de récents audits réalisés par des services du ministère sur la chaîne solde et sur la gouvernance de l’ensemble du dispositif montrent « que la prise en mains de celui-ci par la direction des ressources humaines n’a pas été complète et s’est heurtée à des difficultés ».

Pourtant, il ressort des travaux des rapporteurs que c’est bien dès juillet 2008 que le ministre de la Défense donne mandat en la matière au secrétariat général pour l’administration, responsable de 13 des chantiers ouverts au titre de la réorganisation du ministère, parmi lesquels figuraient le projet de modernisation de la gestion des ressources humaines du ministère et le projet « solde, paye et droits individuels » (SPDI) – ou Louvois –, qui furent réunis en un seul en 2010 pour assurer une meilleure cohérence de la démarche.

En tout état de cause, les rapporteurs considèrent que la dilution des responsabilités – voire l’impunité – dans l’affaire Louvois contribue à en faire, à proprement parler, un scandale.

c. La gestion actuelle de la crise provoquée par les dysfonctionnements de l’écosystème Louvois

Si le ministère de la Défense a réagi tardivement mais avec vigueur aux conséquences des dysfonctionnements de Louvois sur la condition des militaires – leur traitement pouvant légitimement être qualifié d’indigne –, le dispositif mis en place permet d’atténuer dans l’urgence les effets les plus délétères des défaillances de Louvois, sans les régler tous.

i. Le dispositif mis en place pour gérer la crise

Un plan d’action ministériel mis en œuvre à l’automne 2012

Le ministre de la Défense a incontestablement réagi avec vigueur aux dysfonctionnements de Louvois après qu’ils ont été portés à sa connaissance lors de son déplacement à Varces le 17 septembre 2012. Il a annoncé, lors d’une allocution au centre expert des ressources humaines de l’armée de terre (CERHS) de Nancy le 24 septembre 2012, un plan d’action spécifique dont il a confié la mise en œuvre au directeur des ressources humaines et au commissariat des armées, afin de traiter en priorité les situations individuelles rendues très difficile du fait du non-versement des soldes. Ce dispositif global est piloté par le directeur de cabinet du ministre et donne lieu à des comptes rendus précis au ministre.

M. Jean-Paul Bodin a expliqué lors de son audition par la commission les grandes lignes de ce plan et ses principaux apports, à savoir :

– un numéro vert, avec une cellule d’assistance, mis en place à partir d’octobre 2012. La situation au 10 avril fait apparaître 25 840 appels, lesquels tendent à diminuer, ce qui montre selon M. Jean-Paul Bodin « que l’on arrive à traiter les problèmes » : en octobre, le nombre d’appels s’élevait à plusieurs centaines par jour. Ils ont entraîné l’ouverture de plus de 10 000 dossiers, dont 9 300 étaient réglés au jour de son audition ;

– un groupe d’utilisateurs, qui s’est réuni six fois : il permet de regrouper autour de l’administration des représentants des militaires, des conjoints de militaires et des instances de concertation pour faire remonter le maximum d’informations sur les difficultés constatées ;

– des procédures exceptionnelles de paiement pour corriger la situation des familles qui avaient le plus de difficultés. De même, un moratoire sur les trop-perçus a été décidé pour ne pas les fragiliser ;

– une procédure adaptée pour traiter les problèmes de calcul du revenu imposable en vue des déclarations d’impôt sur le revenu.

Pour M. Jean-Paul Bodin, « ces mesures d’urgence ont permis de réduire les tensions et d’éviter d’avoir des soldes nulles ou négatives – lesquelles étaient dues au logiciel ».

De plus, douze chantiers ont été engagés, parmi lesquels on retiendra notamment :

– un chantier de gouvernance de l’ensemble du dispositif, avec la réaffirmation du rôle de pilote de la direction des ressources humaines ;

– un chantier de communication, confié à la Délégation à l’information et à la communication de la défense (DICoD) ;

– un travail de pilotage de toute la chaîne opérationnelle solde, confié au service de commissariat des armées, en vue de la réorganiser pour bien répondre aux recommandations des audits ;

– un autre travail sur les systèmes d’information conduit par la DGSIC pour mettre en œuvre rapidement la quarantaine de recommandations qu’elle a émises ;

– un chantier sur les référentiels métiers, qui servent à bâtir le mécanisme de calcul de la solde ;

– un autre chantier sur l’organisation de la chaîne RH, notamment la gestion des ressources humaines de proximité ;

– un travail sur les référentiels réglementaires.

L’encadré ci-après précise les mesures mises en œuvre par le service du commissariat des armées dans le cadre de ce plan d’action.

Les mesures mises en œuvre par le service du commissariat des armées

En octobre 2012, le SCA se voit confier le rôle de pilote du soutien de la solde.

Afin de régler les problèmes de l’écosystème solde qui apparaissent, le ministre de la Défense annonce, par allocution au centre expert des ressources humaines de l’armée de terre (CERHS) de Nancy le 24 septembre 2012, qu’il lance un plan d’action spécifique qu’il confie au DRHMD et au DCSCA.

Dans ce cadre, il décide de confier au SCA (et donc au SMODI), avec la solde de novembre 2012, la responsabilité de piloter le soutien de la solde sans attendre (comme cela était prévu à l’origine), le raccordement de l’ensemble des armées, direction et services à LOUVOIS. La mission SIRH pourra ainsi consacrer ses moyens au développement et au déploiement de SOURCE, SIRH unique du ministère.

C’est depuis cette date que le SCA développe, en lien avec la DRHMD et les DRH d’armée et conformément aux directives successives données par le ministre de la défense et le cabinet, les modes d’action suivants pour remédier aux dysfonctionnements de la solde.

1. Mesures conjoncturelles :

– Animation d’un numéro vert avec création d’une « cellule solde assistance » au SMODI à Rambouillet. Composée d’une trentaine de personnes issues des armées, directions et services, elle a reçu 28 000 appels et une dizaine de milliers de courriels (administrés et GSBdD) depuis le 1er octobre 2012. Le rôle de cette cellule ressemble à celui d’un « call center », soit répondre aux appels des administrés et de leurs proches pour les renseigner et ainsi permettre aux organismes d’administration d’armée (CERH) de se recentrer sur leurs missions d’administration. Lorsque la situation exposée le justifie, la cellule solde assistance ouvre un dossier et suit son règlement dans les CERH. Ainsi 10 149 dossiers ont été ouverts depuis le 1er octobre, dont 92 % sont clos.

Depuis le 15 mars 2013, une équipe de conseil fiscal et juridique, constituée de réservistes, a rejoint la cellule pour conseiller les administrés en ce qui concerne le calcul du montant de leur revenu imposable.

– Paiement accéléré exceptionnel en cas de solde diminuée ou incomplète : 30 millions d’euros ont été versés au profit du personnel qui avait des créances envers l’État, du fait des dysfonctionnements de l’écosystème solde.

– Obtention, en lien avec la DAF, d’une dérogation à l’article 12 du code des impôts. Par cette dérogation, la DGFIP accepte que le revenu d’activité imposable 2012 des militaires impactés par les dysfonctionnements de la solde soit calculé sur le montant théorique qu’ils auraient perçu en l’absence de dysfonctionnements (s’ils s’engagent à rembourser les sommes indûment versés).

– Information des administrés par des feuillets info soldes inclus dans les bulletins mensuels de solde et consultables également sur site intranet et internet depuis le mois de novembre 2012 concernant tous les problèmes de solde.

2. Mesures en cours

– Pilotage opérationnel de la solde

Amélioration du pilotage des flux de données solde dans l’objectif de mieux maîtriser le cycle mensuel de la solde par définition en lien avec tous les acteurs de la solde d’une nouvelle stratégie de gestion de ces flux.

Cette nouvelle gestion des flux a été mise en œuvre par le SMODI à compter de la solde du mois de mars 2013, avec des résultats encourageants, mais qui restent à conforter.

Mise en place d’un tableau de bord assurant le suivi du cycle de production de la solde. Ce tableau de bord rend compte, au fil de l’eau, de l’avancée du cycle de la solde et permet l’alerte des autorités sur les difficultés rencontrées. Testé en mars, il est opérationnel sur le cycle de production de la solde d’avril.

– Optimisation de l’organisation du SMODI pour lui permettre de jouer son rôle de pilote opérationnel unique de la solde : création d’un centre opérationnel (CO). Il s’agit d’une véritable tour de contrôle de la solde en cours qui donne les directives et règle les difficultés rencontrées dans le cycle de production de la solde 24/24 h et 7/7 j.

– Amélioration des contacts entre les différentes parties prenantes

Création et déploiement fin mars d’un portail collaboratif (Sharepoint). Les acteurs de la chaîne solde disposent en permanence de l’information la plus à jour, leur permettant d’échanger et de travailler en commun.

Approfondissement des contacts et des échanges entre acteurs par le biais d’une comitologie renforcée (notamment comité utilisateurs Louvois).

3 Mesures à poursuivre

– Amélioration du pilotage opérationnel

Normalisation des « procédures de contournement » utilisées pour déroger au principe de paiement automatique en mode Louvois. Pour harmoniser les pratiques des armées, directions et services, un groupe de travail conçoit une instruction qui paraîtra avant l’été 2013.

Poursuite et approfondissement de la nouvelle stratégie de gestion des flux.

Identification de la nature des risques en phase de pré-production afin d’améliorer leur prise en compte.

– Définition des procédures les plus adaptées pour réactiver les reprises d’avances de solde et d’avances ou fractions OPEX suspendues concernant le personnel de l’armée.

– Élaboration d’un système de management rénové en lien avec le sous-chef soutien de l’EMA et le centre de pilotage et de conduite du soutien (CPCS) : adoption d’une démarche métier solde « de bout en bout » qui permettra au SCA d’intervenir à tous les niveaux de la chaîne des acteurs, depuis la saisie du fait générateur dans la formation d’emploi jusqu’à la restitution budgétaire et comptable des dépenses de solde.

Source : Service du commissariat des armées.

En appui du plan d’action du ministre, le chef d’état-major des armées a déclaré à la commission avoir « pris un certain nombre de décisions, mises en œuvre par le commandement interarmées des soutiens », qui se sont traduites par la mise en place de « renforts aux divers échelons fragilisés par une insuffisance de personnel qualifié » :

– au niveau du logiciel lui-même, il a renforcé le centre de maintenance informatique de la solde (CMIS), à hauteur de deux officiers et de 24 sous-officiers, ce qui revient à en doubler l’effectif ;

– au niveau des directions des ressources humaines des armées et des structures interarmées, il a soutenu l’application des directives de l’armée de terre, de la marine, du SSA et du SCA, notamment en renforçant ces structures par du personnel des groupements de soutien des bases de défense. Ce sont ainsi plus de 200 experts supplémentaires qui se sont relayés depuis le mois d’octobre 2012 pour soutenir ces organismes ;

– au niveau des bases de défense, il a directement contribué, aux côtés du secrétariat général pour l’administration, à l’armement de cellules de crise Louvois. Ceci a été rendu possible par la convocation de réservistes et par l’interarméisation du travail des cellules. Des séances de formation du personnel des unités soutenues ont également été dispensées dans les garnisons les plus touchées. La formation a en outre fait l’objet d’un effort conséquent dans les domaines des ressources humaines et de la solde. À titre d’exemple, alors que 13 militaires des groupements de soutien ont été formés en 2012, c’est plus de 100 qui l’ont été depuis le début de l’année 2013.

De surcroît, l’amiral Édouard Guillaud a signalé à la commission que « des initiatives locales ont été prises par les commandants des bases de défense pour informer les acteurs locaux, les banques par exemple, des conséquences sociales et humaines des dysfonctionnements de Louvois ».

Lors de leur déplacement au centre expert en ressources humaines de Toulon, les rapporteurs ont pu prendre la mesure concrète de ce qu’est la gestion de la crise. Ils ont aussi pu observer que le CERH de la marine s’efforce non seulement de traiter les problèmes qui surviennent, mais aussi de les anticiper, ce qui contribue grandement à l’efficacité de son action. Ainsi, les responsables du CERH de Toulon ont indiqué aux rapporteurs que tous les mois, ils surveillaient particulièrement 15 000 paiements – soit un tiers des opérations concernant les marins – pour vérifier la prise en compte des paiements par contournement. De même, ils cherchent à anticiper les anomalies que produit Louvois lors des mouvements annuels de mutation, ce qui les a conduits à placer sous surveillance, par anticipation, le traitement de 4 700 dossiers.

Une autre spécificité du CERH de Toulon tient au fait qu’en cas d’erreur de calcul de solde provenant d’un mauvais réglage dans le SIRH, le CERH lui-même peut rectifier les informations contenues dans le SIRH, ce qui n’est pas le cas pour le CERH de l’armée de terre à Nancy, qui renvoie aux GSBDD le soin de rectifier les données erronées dans le SIRH de l’armée de terre. La procédure suivie par la marine permet de travailler « en boucle courte », ce qui permet de gagner en temps et en efficacité.

ii. Les problèmes que ne règlent pas les mesures palliatives prises en urgence dans le cadre du plan d’action ministériel

Comme l’a reconnu devant la commission M. Christian Piotre, « les derniers comptes rendus font apparaître une meilleure maîtrise progressive de Louvois, grâce au plan d’action mis en œuvre par la DRH-MD et le SCA, même si tous les problèmes sont loin d’être réglés ». Certains problèmes, en effet, ne sont pas traités par les mesures palliatives mises en place.

Une perte de lisibilité comptable sur les dépenses du titre II

M. Christian Piotre a indiqué à la commission que selon le travail conjoint de l’Inspection générale des finances et du Contrôle général des armées, l’insuffisance de crédits de masse salariale en 2012 s’est élevée à 453 millions d’euros, dont 293 millions imputables aux problèmes liés à Louvois. Sur ces 293 millions d’euros, 160 millions d’euros sont liés au fait qu’un certain nombre d’indemnités dues au titre de 2011 n’ont pas été traitées au moment du démarrage du raccordement de l’armée de terre au système et ont été versées l’année suivante : il s’agit donc d’une charge exceptionnelle, qui ne se reproduira pas en 2013. Par ailleurs, 130 millions d’euros correspondent aux versements indus ou trop-perçus ; la question est de savoir si les progrès réalisés cette année vont permettre de réduire ce montant, mais M. Christian Piotre a jugé que sur ce point, « il est trop tôt pour se prononcer ».

Les mesures de contournement posent en effet d’importants problèmes de lisibilité comptable, ce qui est particulièrement regrettable dans une période de tensions budgétaires sans cesse accrues.

Selon les informations transmises aux rapporteurs par le service du commissariat des armées, les difficultés de la chaîne RH-solde (erreurs initiales dans la saisie des éléments inductifs de droits à solde dans les SIRH, incohérences du calculateur, mauvaise qualité des documents ou flux informatisés sortant de Louvois, etc.) ont mis le centre interarmées de la solde (CIAS), trésorier qui paie les militaires et verse des cotisations sociales à de nombreux organismes, et le Service exécutant de la solde unique (SESU), ordonnateur qui mandate la solde, « en position délicate ».

Des écarts entre les versements du trésorier, qui reçoit de Louvois des pièces justificatives de paiement aux intéressés ou aux organismes, et les flux de mandatement automatisés de consommation des crédits budgétaires dans Chorus ont été révélés. Autrement dit, les éditions papier ou informatisées au sortir du calculateur ne sont pas équivalentes, alors qu’elles devraient l’être. La qualité comptable des écritures passées par le CIAS et le SESU s’en trouve nettement amoindrie et a nécessité en fin d’année un mandatement exceptionnel de 32,9 millions d’euros au seul titre du rapprochement des écritures. Les mêmes causes ont perturbé la qualité du montant des soldes versées aux militaires ainsi que la régularisation comptable des avances et fractions OPEX des militaires en opérations.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la décision du ministre de mettre en œuvre un plan de secours, à hauteur de 30 millions d’euros, en utilisant le réseau des trésoriers militaires des bases de défense et le CIAS afin de remettre un chèque d’avance au militaire dont la solde était manifestement tronquée.

Par ailleurs, de nombreux travaux, qui se poursuivent encore aujourd’hui, ont permis de cerner l’origine de certaines difficultés et du point de vue comptable et budgétaire, cinq axes d’amélioration ont été retenus :

– la création de schémas comptables permettant de tracer et de différencier les modes opératoires des outils Louvois dits de contournement, lorsque par exemple une solde ne sort pas correctement, ou pour le paiement d’avances ou acomptes ;

– la mise en place d’une méthode permettant de fiabiliser les stocks d’avances et d’acomptes, ce qui n’était pas prévu à l’origine dans Louvois ;

– l’élaboration d’une méthode d’analyse permettant d’identifier les écarts entre les comptabilités du trésorier et celle de l’ordonnateur et d’effectuer la recette fonctionnelle des éditions Louvois ;

– l’élaboration d’un outil de contrôle des données issues des SIRH en entrée de LOUVOIS afin de fiabiliser le calcul des données les plus importantes ;

– l’intégration dans Chorus des données d’information supplémentaire pour un meilleur pilotage budgétaire des crédits de titre 2.

Les effets des correctifs apportés à Louvois

Il ressort des travaux des rapporteurs que les correctifs apportés au fur et à mesure au calculateur Louvois et aux autres outils informatiques de la chaîne RH-solde ont parfois pour effet de créer de nouvelles anomalies, en même temps qu’ils en résolvent certaines. Cela rejoint les constats du général Bertrand Ract-Madoux, lorsqu’il parle dans sa lettre précitée de « phénomène d’auto-emballement et d’erreurs cumulatives ».

Par ailleurs, les responsables du CERH de Toulon ont indiqué aux rapporteurs qu’à l’heure actuelle, sur le plan pratique, lorsque Louvois résout un problème, le travail de reprise des paiements de contournement est « titanesque ».

d. Comment en finir avec les déboires ? Les voies de sortie de crise

Si les moyens techniques de résoudre les dysfonctionnements de l’écosystème Louvois sont encore difficiles à déterminer avec précision, plusieurs options sont envisageables et en tout état de cause, les dysfonctionnements actuels auront des conséquences durables, et toutes les leçons doivent en être tirées.

i. Les options envisageables pour sortir de la crise

Le contrôle général des armées a été chargé en 2012 d’un rapport sur la fiabilisation de la fonction solde. Comme l’a expliqué à la commission le chef du contrôle général, « alors que le rapport […] était en cours de réalisation, on nous a demandé d’extraire tout de suite des conclusions sur les pistes envisageables » en raison des décisions rapides qui devaient être prises pour remédier à la crise de Louvois. Aussi, une note d’étude a été transmise au ministère dès janvier 2013. Celle-ci, préfigurant le rapport, identifiait trois solutions de sortie de crise :

– continuer avec Louvois et concentrer tous les moyens disponibles au redressement de la situation à partir de ce système ;

– commencer à étudier le recours à un autre progiciel, dont le déploiement nécessiterait probablement un délai de trois ans ;

– gérer mois après mois la solde en ramenant l’armée de terre au système antérieur le temps de rectifier les erreurs de Louvois.

M. Christian Piotre a pris soin de préciser qu’au jour de son audition par la commission, « aucune étude plus approfondie n’a[vait] été réalisée ». Le contrôle général des armées avait proposé d’examiner la faisabilité de ces trois hypothèses, « mais le cabinet du ministre a décidé d’écarter la dernière ».

La direction générale des systèmes d’information et de communication (DGSIC) doit rendre en octobre un rapport au vu duquel le ministre pourra se prononcer en faveur de l’une des deux premières hypothèses.

Un des arguments retenus par certains responsables pour écarter l’idée d’un retour à l’ancien logiciel de calcul et de liquidation de la solde tient à ce qu’il faudrait, pour ce faire, reconstituer les équipes précédentes. M. Christian Piotre a fait valoir devant la commission que « d’autres – après avoir identifié poste par poste les compétences existantes – pensaient le contraire, quitte à ce que cela prenne plusieurs mois, voire un an ».

Il faut toutefois rappeler, comme l’a fait devant la commission le chef d’état-major des armées, que le calculateur précédemment utilisé par l’armée de terre est encore utilisé pour la solde des 96 000 gendarmes, qui bénéficient d’un système de paye satisfaisant, ce qui constituait un argument fort pour ceux qui proposaient de revenir à l’ancien dispositif de l’armée de terre. Les effectifs sont en effet comparables, et le régime indemnitaire des gendarmes n’est pas sans complexité – eux aussi, par exemple, perçoivent des indemnités au titre d’opérations extérieures. M. Christian Piotre a d’ailleurs souligné que « la gendarmerie a exprimé le souhait de surseoir à son raccordement à Louvois », ce que l’on comprend aisément.

Quant à l’hypothèse consistant à déployer un nouveau logiciel de solde, elle se heurte à des contraintes calendaires importantes : selon les informations fournies par les représentants de Steria, et confirmées tant par le secrétaire général pour l’administration que par le directeur général des systèmes d’information et de communication du ministère, déployer un nouveau système – outre que cela serait coûteux – prendrait deux à trois ans, ce qui nécessiterait, pendant la période intermédiaire, de continuer à utiliser le système actuel. Par ailleurs, comme l’a dit à la commission M. Jacques Roudière : « soit on « bascule » vers l’ONP – ce qui suppose qu’il soit prêt rapidement –, soit il faut parvenir à stabiliser Louvois – qui fonctionne pour le SSA et la marine. On n’a pas le choix : il paraît impossible de recourir aujourd’hui à un nouveau système efficace alors qu’on réfléchit sur Louvois depuis vingt ans… ».

C’est ce qui fait conclure à M. Jean-Paul Bodin qu’en tout état de cause, pour l’heure, « il faut donc par tous les moyens essayer de corriger le système actuel » et que « s’il peut être consolidé, ce que la DGSIC pense possible, nous pourrons le conserver ».

Dans cette optique, les experts de la société Steria consultés par les rapporteurs suggèrent plusieurs mesures.

Il leur semble que l’effort est à porter sur les actions suivantes :

– « mettre à niveau la documentation du contenu du calculateur SDI (travail fonctionnel), pour permettre à l’équipe de correction d’opérer efficacement ;

– « monter en compétences » les gestionnaires administratifs des SIRH pour qu’ils connaissent les impacts d’une saisie dans les SIRH sur le système aval Louvois (les gestionnaires administratifs RH ne sont pas des « soldeurs ») et les former aux indemnités complexes ;

– analyser les impacts des actualisations de données de Credo sur Louvois, notamment à l’occasion de chaque changement d’année ;

– mettre sous contrôle la gouvernance des données de bout en bout de la chaîne, la gestion et la diffusion des données de référence liées à la codification de la solde (au travers d’un outil que ce soit Diapason ou une autre solution).

– travailler sur les flux pour maîtriser la rétroactivité – par exemple, en matière de rattrapage de prime – et ce de bout en bout de la chaîne RH-solde ;

– améliorer la chaîne de recette avec des tests de bout en bout, intégrant les SIRH, et mettre en place un véritable environnement de recette représentatif de la chaîne de bout en bout garantissant la non-régression ;

– segmenter les « tickets d’incidents » (communément appelés starwebs), en différenciant ceux qui sont de nature corrective de ceux qui sont de nature évolutive.

ii. Les conséquences durables et les leçons de la crise

Quelle que soit la voie choisie pour sortir de la crise, celle-ci aura des conséquences durables sur le moral des armées et l’organisation des systèmes d’information de l’État ; il convient donc d’en tirer toutes les leçons.

Les conséquences de la crise sur le moral des armées

Étymologiquement, un « soldat » est celui qui perçoit une « solde ». En manquant à son devoir de verser leur solde à ses militaires, l’État ne porte pas atteinte seulement aux conditions de vie des personnels – ce qui est déjà grave –, mais aussi un élément essentiel de la dignité de la fonction militaire et de la considération qui lui est due.

C’est d’ailleurs ce que le chef d’état-major des armées signifiait lorsqu’il déclarait à la commission que « les dysfonctionnements de Louvois génèrent une double crise de confiance vis-à-vis du bien-fondé des réformes en cours d’abord, et de l’aptitude du commandement à résoudre les difficultés ensuite », et que ces dysfonctionnements « sont ressentis comme révélateurs d’un manque de considération voire de reconnaissance envers ceux qui sont en première ligne, et affectent l’image des armées, ce que les blogs et les médias n’ont pas manqué de souligner, encore la semaine dernière dans un grand quotidien du matin » – cela étant, pour lui, « inacceptable ». Pour l’amiral Guillaud, « la condition du personnel est un élément central » : le personnel militaire des armées sert avec discipline, loyauté, disponibilité et un sens du devoir assumé s’il le faut jusqu’au sacrifice suprême ; aussi, « la moindre des choses est de lui garantir ce qui lui est dû, au plan moral comme au plan matériel. La solde est l’une des manifestations concrètes de la reconnaissance de la Nation pour les services rendus. Il ne saurait être question d’une défaillance dans ce domaine ».

Les conséquences sur les grands projets informatiques en cours

Pour les rapporteurs, l’hypothèse d’une connexion des armées à l’opérateur national de paie (ONP) est aujourd’hui irréaliste. Selon les informations qui leur ont été fournies, les dysfonctionnements de Louvois conduiraient le ministère à s’interroger sur le calendrier de raccordement à l’ONP pour 2017. Pour M. Jean-Paul ; Bodin, « il est évident que cette échéance ne pourra pas être maintenue ».

Les défaillances de Louvois incitent également à la plus grande prudence dans la conduite du projet consistant à mettre en place un SIRH unique pour l’ensemble des armées, appelé Source. L’encadré ci-dessous présente les caractéristiques de ce projet, et la façon dont son pilotage a tiré profit des retours d’expérience relatifs au projet Louvois.

Le SIRH Source

Le ministère de la Défense s’appuie encore actuellement sur cinq SIRH majeurs qui ont été déployés depuis 2007 : Concerto pour l’armée de Terre, Rhapsodie pour la Marine, Orchestra pour l’armée de l’Air, Arhmonie pour le SSA, et Alliance pour l’ensemble du personnel civil du ministère ainsi que pour le personnel militaire de la DGA et du CGA. Chacun porte les processus et les pratiques propres à l’histoire et à la culture de chaque population concernée. Dans le cadre d’un ministère en pleine transformation qui passe par la mutualisation du soutien notamment dans la sphère RH et dans les bases de défense avant d’être un projet de système d’information, Source est surtout un projet de simplification et d’harmonisation de ces processus qui seront portés par un SIRH unique raccordé in fine à l’opérateur national de paye (ONP). Les travaux de convergence ont démarré dès 2009, et la décision de lancement de Source a été prise le 18 octobre 2011 en CMI par le Ministre. À cette occasion, le coût du projet a été évalué à 57 millions d’euros auquel s’ajoutent au moins 20 millions d’euros de maintien en condition opérationnelle des SIRH existants de 2012 à 2017 tant que Source n’est pas opérationnel (nota : coût hors infrastructure matérielle informatique apportée par les services d’exploitation mutualisés de la DIRISI). Ce coût est à mettre en regard du retour sur investissement qui se traduit entre autre par un gain de plus de 1 000 ETP (1 350 annoncés en comité ministériel d’investissement) des effectifs de la fonction RH au sein du ministère.

Afin de bénéficier des leçons issues des difficultés Louvois, deux audits et revues ont été menés depuis l’automne dernier, une première par la DGSIC, la seconde par la DISIC. De plus une étude sur la trajectoire de déploiement a été conduite avec une société extérieure non impliquée dans le projet Source.

Le « bien fondé » du projet n’a pas été remis en cause. Plusieurs recommandations ont été émises, notamment :

– un approfondissement de la conception détaillée (en cours) de toutes les fonctionnalités en lien avec le système de paiement de la solde ;

– une sécurisation du déploiement en procédant par étape ;

– un chantier d’accompagnement au changement renforcé.

Leur prise en compte se traduit par un étalement du déploiement à partir de 2015/2016 jusqu’en 2017. Les décisions ont été déjà prises en ce sens, lors du comité directeur projet du 19 février 2013.

Source : secrétariat général pour l’administration.

Les leçons de la crise pour la conduite des prochains projets

Dans le contexte des restructurations prévues par le nouveau Livre blanc, on peut tirer plusieurs leçons de la crise actuelle.

D’abord, comme le souligne le chef d’état-major des armées, « Louvois est le cas typique d’une réforme portée par un présupposé toujours aléatoire et, en l’espèce, particulièrement hardi : celui du bon fonctionnement d’origine de l’outil technique. Or celui-ci n’est jamais garanti à 100 %, quoi qu’en disent les meilleures simulations ». Ce principe – de bon sens – vaut d’autant plus que les réformes sont concomitantes : toute modification dans un des éléments d’une chaîne telle que la chaîne RH-solde doit faire l’objet de tests « grandeur nature ».

Ensuite, le cadencement des réformes doit être étudié avec précision et permettre des périodes de « tuilage », pour éviter le télescopage des chantiers et des contraintes calendaires.

Par ailleurs, les dysfonctionnements de Louvois ont bien montré l’importance qu’il y a à ce qu’un projet d’envergure soit piloté par une équipe de projet solide, disposant de l’autorité nécessaire pour imposer les contraintes techniques et calendaires qui conditionnent la réussite du projet.

En outre, face à l’arrivée d’un nouveau système, il est indispensable que les compétences humaines critiques issues de l’ancien soient garanties.

Enfin, si la complexité du régime indemnitaire des militaires n’est pas en soi un obstacle à l’informatisation de la gestion des ressources humaines, elle la rend plus complexe. De ce point de vue, la simplification administrative doit précéder le développement des nouveaux outils informatiques, et non l’inverse. Si tel n’a pas pu être le cas pour le déploiement de Louvois, il faut le regretter, et relancer sans tarder le chantier de la simplification du régime indemnitaire des militaires.

 



30/11/2013
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