Ukraine – Russie, la fin de l’insouciance ?
La masse n'exclut pas la manoeuvre.
La guerre en Ukraine a dépassé les 120 jours, elle a révélé à la fois la force et la faiblesse d’une armée russe que l’on disait invincible par sa masse et la complémentarité des moyens. En fait, certaine de sa supériorité, elle faisait face pour la première fois à une armée ukrainienne qui s’était reconstruite depuis 2014 en apprenant de ses défaites et avec l’aide, il faut bien le dire, des conseillers américains et britanniques.
Face à la masse russe, l’armée ukrainienne a fait le choix dans les premières semaines d’une défense mobile et opportuniste par l’exploitation d’un renseignement intégré, clé d’une action réactive et non passive.
Cette première phase a révélé ce que l’on savait déjà, l’armée russe est l’héritière de l’armée soviétique, elle n’a pas su ou pu évoluer suffisamment, sa culture reste fondamentalement soviétique. Elle reste une armée de planification, fortement centralisée, qui se révèle inapte à une coordination interarmées et interarmes. Or, même dans la planification, elle a révélé des lacunes notamment dans le domaine de la logistique, l’une des cause principales des échecs répétés des premières semaines.
Sachant peu manœuvrer, sans corps intermédiaire, son entrainement reste basé sur des modalités d’action stéréotypées. Cette armée russe revient de loin, en 1997, une étude Elisabeth Sieca-Kozlowski docteur en sociologie écrivait dans culture et conflits (3) « C'est à la perestroïka que l'on doit l'éclatement au grand jour de la crise profonde traversée par l'armée soviétique et aujourd'hui héritée par l'armée russe dont la création remonte officiellement au 7 mai 1992. C'est, en effet la glasnost, introduite par Gorbatchev, qui a révélé les défauts structurels dans l'organisation militaire, les mauvais traitements infligés aux jeunes recrues, les mauvaises conditions de vie de ses officiers et de leurs familles. Les premiers symptômes de cette crise sont apparus à la faveur des élections de 1989 qui ont notamment permis à certains militaires, élus députés, d'exprimer, à une tribune publique, des points de vue différents de ceux de l'état-major, et ont contribué ce faisant à faire disparaître l'image officielle d'une armée unifiée et inébranlable. Mais la crise traversée par l'armée est bien antérieure à sa dénonciation sur la place publique et les événements d'août 1991, la crise économique, puis la disparition de l'Empire l'ont accentuée. »
Or, l’effort initié par Poutine dès l’an 2000 pour sortir du chaos n’a pas résolu les problèmes fondamentaux de la première armée au monde qui, a au cours du temps, a conservé des systèmes parfois dépassés tout en essayant d’innover et de développer de nouvelles armes qui ne peuvent cacher une réalité souvent médiocre. (A)
La démonstration a été faite en Ukraine du peu de précision des missiles russes et la fragilité de certains blindés due à leur conception est aussi un exemple de la relativité de leur qualité.
La masse comble en partie ces défauts, mais la masse est exigeante, elle oblige à une coordination interarmes et interarmées, or le moins que l’on puisse dire est que celle-ci a montré ses limites.
Plus de 70 véhicules blindés visibles détruits
L'embuscade tendue par l’artillerie ukrainienne aux abords du village de Belogorivka sur la rivière Donets, avec les conséquences que nous savons, reste un exemple de l’incapacité par les forces russes à exploiter le renseignement. Pire encore, elles ont lancé une opération de franchissement sans conquérir au préalable les rives adverses, sans détruire dans la profondeur l’artillerie ukrainienne, sans posséder une capacité de contre batterie, sans employer l’appui aérien.
Or, même l’armée soviétique, que nous observions lors de ses franchissements sur l’Elbe (1) ou la Havel dans les années 80, ne commettait pas de telles erreurs.
La valeur d’une armée est avant tout celle de son organisation et de ses hommes, et dans ces deux domaines l’armée russe n’est pas un modèle. Avec un commandement peu motivé, des ordres mal relayés en raison de l’absence d’un corps de cadre intermédiaire suffisant, une entrainement incomplet dans la maitrise du combat d’infanterie notamment de nuit.
Un engagement des chars sans appuis suffisants, une marche en avant mêlant à la fois des unités combattantes et de soutien, une réactivité médiocre, un manque d’initiative flagrant des petits échelons, ce que nous avons constaté démontre des insuffisances manifestes, un défaut évident d’efficacité et d’intelligence au combat.
Depuis, cette armée, que l’on disait nouvelle, a concentré ses efforts dans le Donbass, sous un commandement unique, mais en reproduisant des incapacités certaines illustrées par le repli du nord de Kiev et la débâcle sur le franchissement de la rivière Donets, sans oublier les erreurs tactiques grossières et répétées telle que la perte du croiseur Moskwa…
Et pourtant, nous trouvons encore des commentateurs, aveuglés par leur tropisme russophile, (2) pour affirmer que l’armée russe n’a pas commis de faute, a retenu ses coups, a mené une attaque de diversion au nord, a reculé en bon ordre, et possède une certaine légitimité à mener une telle opération.
Pire encore, et c’est cela l’essentiel, la Russie menacée par l’OTAN aurait mené cette opération préventive afin de libérer le peuple ukrainien des dangers du nazisme et de l’influence néfaste des cultures occidentales.
La fédération de Russie, 144 millions d’habitants, première puissance nucléaire, première armée terrestre au monde, premier état continent au monde par sa surface avec ses 17,1 millions km², qui a repoussé les armées napoléoniennes, qui a résisté puis annihilé les armées du troisième Reich, qui possède des ressources naturelles considérables, gaz, pétrole et terres rares, qui possède des millions de km² de territoires inexploités, qui est en autosuffisance alimentaire, se serait sentie tellement menacée par l’Europe et les Etats-Unis qu’elle se devait de prendre les devants en envahissant son plus proche voisin, culturellement le plus proche, après avoir annexé la Crimée et protégé les républiques autoproclamées du Donbass et de Louhansk.
Ainsi le président Poutine, en qui certains voient encore un visionnaire, un défenseur de la liberté des autres, serait un exemple et représenterait un modèle d’autorité capable de chasser les déviances de nos sociétés occidentales décadentes.
Humilié et contraint, il aurait donc choisi sinon la voie de la sagesse celle de l’affrontement. Mais quel moustique sibérien l’aurait donc piqué ? L’Otan aurait donc été sur le point d’envahir la Russie ?
Où, quand, comment et avec quels moyens ? Cela m’aurait-il échappé ?
Certes, ce que je dénonce du côté russe n’exclut pas la prise en compte des responsabilités des Ukrainiens, ni celle des occidentaux. Mais l’objectivité impose un certain nombre de constats.
Le 12/05/2014, j’avais écrit : À propos du défilé du 9 mai…
« Une Russie qui renoue à la fois avec le nationalisme militaire des tsars de toutes les Russies, de l'URSS et de Poutine. Comme d'habitude certains diront que c'est du vent, mais le vent annonce parfois la tempête...
Une cérémonie réglée comme un ballet guerrier... Qui, à la fois mérite du respect, des applaudissements gênés et de la crainte. La crainte d'un patriotisme qui tend vers le nationalisme guerrier et ses dérives. On a ressorti les voitures ZIL brejeneviennes à peine relookées à la place des mercèdès du Kremlin.. Les Hurra!.. Les commentaires débiles..
Notre inconscience franco-européenne est-elle à la hauteur de ce qui monte à l’Est ? Notre désarmement unilatéral pour préserver notre politique d'assistance tous azimuts est-il une réponse ? Notre manque de vision à moyen terme ? Notre manque de dirigeants charismatiques sonnent-elles le glas de notre modèle de civilisation ? Cela ressemble étrangement à ce qu'ont vécu nos grands-parents et arrière-grands-parents à la veille des deux guerres mondiales. »
En réalité, Poutine a estimé que notre faiblesse était telle et que l’esprit de Munich qui nous a caractérisés jusqu’alors ne pouvait que nous amener à accepter l’annexion de l’Ukraine.
Il s’est trompé ou on l'a trompé ce qui revient au même. Pire encore, en faisant ce choix, il a renforcé l’OTAN, il a soudé l’Europe autour de sanctions qui pénalisent les deux parties, il a donné aux USA l’occasion de relancer leur machine militaro-industrielle. Il a réveillé l’esprit de défense européen qui profite essentiellement pour l'instant aux USA. (60% des budgets de défense européen profite au BID américain).
Nous allons probablement tourner la page de la mondialisation, le temps des bisounours aurait-il pris fin ?
Si c’était le cas, nous le devrions à un seul homme Poutine. Il a réussi l’impensable, réveiller la vielle Europe toute en isolant son peuple, donner aux Etats-Unis la légitimité de son impérialisme, renforcer l’Otan.
Bravo l’artiste !
Si cette guerre ne peut avoir de vainqueur, elle aura eu au moins un mérite, celui de tourner la page de notre insouciance.
Roland Pietrini
(A) Selon le renseignement américain, les forces russes auraient tiré plus de 1100 missiles en Ukraine en deux mois de guerre… Mais avec un taux d’échec évalué à 60%. Et cela à cause de problèmes techniques [deux sur dix ont connu des « ratés » en vol], d’un manque de précision ou encore de l’efficacité de la défense aérienne ukrainienne. Et les missiles aérobalistiques hypersoniques Kh-47M2 Kinjal, mis en oeuvre par des chasseurs MiG-31K, n’ont pas donné la pleine mesure de leur capacité.
(1) MMFL de Postdam
(2) Qui s’explique par une Russie fantasmée, où il fait bon vivre, ou l’ordre règne, un Russie puissance, victimisée et qui de toute façon est le contre-modèle du notre, ce qui par certains côtés est loin d’être faux.
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