ATHENA-DEFENSE

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Après la Bosnie, la Serbie - 8° article

8ème article :

(1993-1995)

 

 

L'auteur nous emmène cette fois-ci au coeur  de cette guerre de Yougoslavie, dans ce conflit en Europe qui résume à lui seul la problématique des rapports de forces religieux et culturels. Le soldat n'est jamais que l'instrument de la politique, il tente de faire au mieux, mais il  ne possède pas  la solution de résolution des conflits à lui seul, quels que soient ses efforts.

 

Cela est  vrai aujourd'hui tout autant qu'hier. Merci donc au général Manificat pour la réflexion que ces écrits nous inspirent

  

Roland Pietrini

 

 

Après la Bosnie, la Serbie

 

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Nous sommes en mars 1993, c’est notre quatrième mission d’évaluation en six mois. Le chef du BATINF Sarajevo nous donne une escorte et un VAB pour faire le tour des différents sites. PTT Building est le PC avancé du commandant de secteur, un colonel français nommé en remplacement d’un général égyptien qui s’est fait porter pâle et en attendant l’arrivée d’un général ukrainien, pas trop pressé de venir se fourrer dans ce guêpier. Il favorise au mieux les activités renseignement des officiers français plus particulièrement chargés d’alimenter la chaîne nationale. Cependant, à force d’être coincé dans son building, l’état-major onusien a trouvé le temps de cogiter et d’imaginer un concept qui doit théoriquement ramener la paix dans la région : le regroupement des armes lourdes.

 

 

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PTT-Building

 

 

 

A 20 KM derrière les lignes serbes, au milieu de deux corps d’armée composés de soldats pas du tout parfumés, il s’agit de regrouper les canons, les chars et les mortiers à la garde d’un groupe de combat casqué de bleu. Le tour est joué et chacun de s’enthousiasmer pour ce projet de démilitarisation qui va devenir réalité, avec le succès que l’on peut attendre d’une idée aussi discutable. Une mauvaise idée en fait avec des conséquences pernicieuses car, une fois l’armement lourd regroupé, les belligérants ne vont guère éprouver de difficulté pour aller se servir. Quant aux responsables de l’ONU, ils n’appréciaient pas toujours qu’un chef d’équipe du 13 signale dans ses CR l’apparition, photo à l’appui, d’un canon « en liberté » alors qu’ils avaient affirmé que tout l’armement lourd avait été regroupé.

 

Des équipes de recherche bien employées

 

 

Déminer, déneiger et construire, telles sont les principales activités du bataillon du génie français de Bosnie-Herzégovine, implanté à Kakanj, qui doit maintenir ouverts deux itinéraires au profit des convois humanitaires durant la période hivernale. Petite ville minière de la Bosnie centrale, Kakanj est en zone musulmane et approvisionne en charbon presque toute la Bosnie. C’est là qu’est installé le bataillon. Son commandant nous accueille au pied des immenses cheminées de l’usine, dont la plus haute culmine à 305 m. Dispersé sur de multiples chantiers, dont l’aéroport de Tuzla, le bataillon utilise à fond l’équipe de recherche du 13e RDP qui rayonne ainsi sur une grande partie de la Bosnie. Nous passons la soirée avec l’équipe dont l’enthousiasme fait plaisir à voir et à entendre, malgré les difficultés de la mission.

 

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équipe de recherche du 13°RDP

 

Le lendemain,  nous échangeons notre VAB faiblement blindé contre un M 113 danois au blindage renforcé pour nous rendre à Kiseljak, car toute une portion de la route est sous le feu de l’artillerie serbe. Une sorte de gigantesque chalet suisse, moderne et laid, abrite le PC principal de la division de Bosnie dont  l’état-major est presqu’entièrement dans les mains des Britanniques. Seul un bureau résiste encore, celui du G2/G5 par lequel transitent toutes les informations. Par un coup de chance extraordinaire, en novembre, nous avons demandé et obtenu ce poste pour y placer un officier français. Un bonheur arrivant toujours seul, il ne dispose malheureusement d’aucun moyen de liaison protégée pour nous transmettre les informations, sinon sous enveloppe et par porteur. Tout le monde voulant son poste radio par satellite, les stocks sont épuisés mais comme il s’agit d’un poste-clé, nous allons déshabiller Pierre pour habiller Paul, ce qui est plus facile à dire qu’à faire !

 

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Un gigantesque Iliouchine 76 nous reconduit à Zagreb en passant par Rijeka. A bord, un bataillon de parachutistes ukrainiens pas mécontents du tout de quitter la cuvette pour passer le week-end au centre de repos de l’ONU à Rijeka et un groupe d’officiers du même pays, venus en précurseurs, et qui repartent avec le plein de cigarettes et de boissons. Tchèques, Russes et Ukrainiens sont les rois du trafic en tout genre, surtout en carburant. Ce sont eux qui font le plein des véhicules des journalistes et parfois des ONG, sans doute aussi des Serbes, car la solidarité slave n’est pas une légende. D’ailleurs, à Belgrade, les voitures roulent encore comme nous n’allons pas tarder à nous en apercevoir.

 

Les méchants sont serbes, un point c’est tout

 

 

 

Quelques jours plus tard, notre Antonov 32 se pose sur un aéroport vide et nous traversons une aérogare déserte, mais ce sera la seule trace de la rigueur de l’embargo qui frappe la Serbie. Car Belgrade paraît avoir une vie et une circulation normales, à l’exception cependant d’une longue file d’attente à une station-service. Notre attaché de défense achève sa troisième année et son deuxième séjour à l’ambassade de Belgrade. Il aime ce pays et cela doit se sentir dans sa prose officielle car un cinglant message de l’état-major des armées, mettant en doute son objectivité, l’a ulcéré. D’une façon générale, dans cette galère où nous nous sommes fourrés, il est bien difficile de faire preuve d’objectivité et je constate qu’à Zagreb, les officiers que je rencontre sont plutôt pro-croates, qu’à Sarajevo, ils sont plutôt pro-bosniaques et qu’à Belgrade, ils sont plutôt pro-serbes.

 

Nous évoquons la situation politique en Serbie et il estime que l’aura de M. Milosevic est toujours intacte et qu’il tient le pouvoir pour longtemps malgré l’opposition. Concernant les risques de déplacement du conflit, il les craint davantage en Macédoine qu’au Kosovo. L’avenir lui donnera tort. Quant à ses relations avec la population, il a encore de très bons amis serbes, mais de moins en moins nombreux, car ils ne comprennent pas que la France les rejette en  les assimilant en bloc à leur dirigeant autoritaire en faisant table rase du passé, tandis qu’elle fait les yeux doux à l’avènement d’une république musulmane au cœur de l’Europe. Quant à l’embargo, son principal effet serait d’enrichir les trafiquants et d’affaiblir la population, comme en Irak ou en Libye.

 

Dans la poche de Bihac

 

 

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Bataillon d'infanterie de Bihac

 

       

Dès le lendemain matin, nous reprenons la route pour Gracac, Velika-Kladusa et Coralici. Nous ne nous attardons pas à Gracac où l’on peut raisonnablement penser que la présence d’un escadron complet du 13e RDP a dû « booster » le renseignement sur zone. Depuis octobre 1992, 1 400 casques bleus français sont déployés dans la poche de Bihac où les Musulmans sont encerclés par les Serbes du 2e Corps de Bosnie et par ceux de krajina. Telle est la version simplifiée d’un imbroglio beaucoup plus difficile à démêler, car aux Serbes des krajinas et de Bosnie, il faut rajouter les Croates et les Bosniaques, mais aussi des factions rivales bosniaques comme les nordistes du leader sécessionniste Abdic contre les  sudistes du général Dudkovic. Dans le bataillon du colonel, l’intégration des équipes de recherche est une réussite. La compétence des personnels du 13 et la transparence de leurs activités pour le chef de corps débouche sur une coopération efficace et confiante ; on est loin de la suspicion provoquée par la première mise en place d’une équipe.

 

Trois mois plus tard, en juin 1993, nous voilà de retour dans la poche, accueillis cette fois par un nouveau colonel. L’imbroglio est le même, mais le colonel a choisi son camp : Abdic ! Les camions militaires servent même au transport des marchandises de ce truand qui a abusé le colonel sous prétexte d’aide humanitaire.

Nous le mettons en garde contre les dangers qu’il y a à prendre fait et cause pour l’un plutôt que l’autre. Il nous emmène ensuite visiter ses postes d’observation. Nous sommes séparés des Serbes par une étroite vallée et nous progressons à pied sur la crête bosniaque qui est boisée. De l’autre côté de la vallée, une mitrailleuse ouvre le feu, prenant pour cible quelque chose qui semble bien être le poste où nous allons, mais le chef de poste contacté à la radio prétend que non. Notre crête boisée est remplacée par un magnifique billard d’une centaine de mètres que nous hésitons à franchir car nous voyons distinctement la mitrailleuse serbe qui est à moins de cinq cents mètres et dont les rafales se font rageuses. Re-contact radio et compte-rendu plus précis du sous-officier chef de poste qui nous indique que la mitrailleuse tire sur le poste bosniaque. Une information aussi rassurante ne nous autorise plus à faire demi-tour et nous franchissons la prairie en petites foulées (petites, mais rapides) pour gagner les couverts de l’autre côté. Nous voilà à l’abri des vues, mais pas des coups, car les rafales passent juste au dessus de nos têtes en hachant quelques branches. L’explication est vite trouvée, les deux postes, celui de l’ONU et celui des Musulmans sont l’un à côté de l’autre ! Je suggère au chef de corps de faire le distinguo entre cause commune et postes à part.

 

À la fin du mois de juin, nous quittons Sarajevo pour Split où le détachement d’hélicoptères français occupe avec les Britanniques l’ancienne base aéronavale de la Fédération au bord de la mer Adriatique. Un lieutenant du 13 nous raconte ses aventures qui en disent assez long sur le chemin qui reste à parcourir avant d’avoir un système de renseignement cohérent et qui en disent encore plus long sur l’ONU et les ONG. Il venait de quitter le conducteur français du camion d’une organisation caritative venu à Split avec un plein chargement de médicaments. Après avoir erré à la recherche du lieu de stockage désigné, il avait fini par trouver un Croate qui lui avait montré du doigt un hangar et il avait dû décharger tout seul les tonnes de caisses et de cartons qu’il apportait, dont à l’évidence personne n’avait un besoin urgent ici. Après avoir tout déchargé, il a demandé où il pouvait se loger et son interlocuteur lui a répondu que ce n’était pas son problème ! Les Croates sont devenus indifférents, souvent moqueurs. Ils ont visiblement repris du poil de la bête et perdu toutes leurs illusions sur l’aide de l’ONU.

 

Les Musulmans vont également perdre les leurs, car, pendant que nous visitons les unités de renseignement basées à Split et que je fais un tour à bord d’un Puma équipé d’une caméra thermique Chlio, les centres de transmissions s’agitent : on cherche partout le général Morillon qui est parti pour Srebrenica promettre aux Musulmans que l’ONU ne les abandonnerait pas. On connaît la suite.

           

Le renseignement a maintenant droit de cité

 

Retour à Sarajevo, un an plus tard, en juin 1994, de l’eau a coulé sous les ponts et la région des monts Igman est devenue maintenant zone démilitarisée. Le renseignement a droit de cité et presque tous les bataillons qui, deux ans auparavant, faisaient la fine bouche devant l’arrivée d’une équipe de recherche, en réclament d’autres. Les parachutistes et les chasseurs envoient leurs unités spécialisées dans le renseignement en stage à Dieuze, fief du 13e RDP. Alors que ce régiment était, il y a quelques mois, sous-employé, il ne suffit plus à la tâche et nous faisons appel aux unités de recherche humaine de la division alpine et de la division parachutiste. Les équipements techniques se sont multipliés : télescopes d’observation, shelter de guerre électronique interceptant les communications, appareils photographiques etc. Les personnels aussi, puisqu’une centaine d’officiers et de sous-officiers spécialistes du renseignement des trois armées sont en place aux postes d’information des états-majors et des bataillons, tandis qu’un effectif au moins égal, affecté dans des emplois sélectionnés par la DRM, leur fait parvenir une masse d’informations. Tout n’est pas parfait. Certains postes humanitaires sont tenus par des civils. Ils sont très intéressants du point de vue renseignement car ils permettent aux titulaires de circuler sur l’ensemble du territoire. Ce sont souvent des officiers en retraite anglo-saxons, un exemple à suivre. Notre chaîne renseignement fonctionne bien dans les zones d’implantation (bataillons) ou de représentation (EM) françaises, mais sa couverture est insuffisante hors de ces zones. Les moyens d’interception (guerre électronique) donnent quelques résultats intéressants mais jamais de renseignement déterminant en raison du dispositif figé des belligérants. La connaissance des PC et des ordres de bataille est déjà connue par d’autres sources. La plupart des liaisons sont réalisées par fil – comme au temps du GFSA en RDA – ce qui les met à l’abri des interceptions. Les quelques communications en HF sont chiffrées et resteront hermétiques et les interceptions V/UHF sont intéressantes sans être significatives. Des avions de reconnaissance de l’Air et de la Marine survolent quotidiennement le territoire, prenant des milliers de photographies. Mais la troisième dimension n’est pas assez représentée à terre et les unités françaises, survolées quotidiennement, comprennent mal de ne pas disposer ensuite des photos aériennes prises.

           

Il s’agit donc maintenant de coordonner les capteurs, d’harmoniser la circulation de l’information dans les deux sens, de coopérer avec les Alliés, en particulier avec les Britanniques, avec qui nous avons signé un accord, et de continuer à sensibiliser tous les cadres qui sont affectés sur le théâtre. L’acquisition du renseignement n’est plus un problème, la vraie difficulté consiste maintenant à exploiter la masse d’informations qui arrive et à l’aiguiller correctement. Avec la création d’une brigade française de Sarajevo et le regroupement de presque toutes nos unités en Bosnie, il s’agit aussi d’adapter la chaîne du renseignement à ce nouveau dispositif, ce qui provoque quelques grincements de dents lors des transferts de moyens et de responsabilités. Enfin, dans cette période active de planification, il faut parfois amender les demandes de renseignement adressées aux différents capteurs qui trahissent  souvent une méconnaissance par les planificateurs des contraintes de l’ONU et des conditions de recueil des informations.

 

Casques bleus et drapeaux blancs

 

Après la huitième mission d’évaluation en 1995, nous constaterons que le renseignement a fait des progrès, mais pas l’ONU. D’un mandat initial d’interposition entre deux belligérants, l’ONU a donné finalement à la FORPRONU une mission humanitaire. Celle-ci  a accepté que cette aide ne parvienne à ses destinataires que partiellement, au terme de marchandages sordides, peut-on lire dans la Revue de Défense Nationale. Elle a toléré des agressions contre ses membres sans réagir  et assisté passivement à des crimes de guerre. Dépourvue de moyens offensifs, elle a fini par s’en doter, mais sans s’en servir. Ne pouvant que subir la situation imposée, les casques bleus se sont retrouvés pris en otages et les 25 et 26 mai 1995, on a pu assister à la télévision au spectacle révoltant de nos soldats se rendant sans s’être défendus. Les gestionnaires de la crise n’ont pas voulu admettre que la gesticulation n’avait jamais impressionné personne, que les actions caritatives devaient être laissées aux organisations humanitaires et que les forces armées devaient faire appliquer le droit par les armes. Finalement, c’est l’approche américaine qui va l’emporter, basée tout simplement sur le rapport des forces. L’ONU cède la place à l’OTAN.

           

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À Sarajevo le difficile travail des casques bleus français 

 

Je laisse à un camarade de promotion le mot de la fin de cet épisode yougoslave. Déjà retraité à l’époque et maniant de ce fait une plume alerte et libre, il a écrit en mai 1995,  aussitôt après les tristement fameux drapeaux blancs :

Les casques sont bleus, les véhicules sont blancs et les c…, de quelle couleur sont-ils ? En face, chez les barbares, on fait du contrôle routier, on pique la bouffe destinée aux civils, on dézingue accessoirement un responsable soi-disant sous protection de la force de paix, de temps en temps on fait du tir au pigeon sur le plastron et, quand il fait soleil, on balance des bordées de fusant ou de mortier sur des civils les jours de marché. Chez nous, l’on suppute, on menace (retenez-moi ou je fais un malheur), on visite avec compassion, on s’indigne, on s’incline devant la douleur des familles (ne vous inquiétez pas, on paiera des indemnités, des pensions) du Président de la République au ministre de la Défense en passant par le chef d’état-major des Armées. Où est donc le général Courage avec sa Force d’Inaction Rapide ? Enfin les gars, réveillez-vous ! Vous êtes tombés sur la tête ou quoi ? C’est c… à pleurer votre truc. C’est tellement énorme que ça passe inaperçu. La grande c… est devenue normalité. Pitié ! Mais que faites-vous dans les états-majors ? Profil bas ? Bon, d’accord, vous avez peur du chômage, on comprend. Il est poncepilatesque de dire que nous ne pouvons rien faire, ni dire, du fait que nous avons livré à l’ONU notre quota de troupes. Il n’est pas innocent que ce soit le contingent le plus important. Un ministre des Affaires étrangères disait avec justesse, humour ou dérision ? « Bien entendu, nous ne ferons rien ! » Drapeau blanc, plutôt otage ou bouclier humain que mort. Sur ordre, bien entendu. Dieu merci, quelques réactions musclées sont venues relever l’honneur bafoué, avec un prix à payer tout de même.

Camarades, réveillez-vous ! Levez le nez du guidon, vous étiez en train, inconsciemment, de favoriser la mise au point d’une arme de destruction massive du moral, aussi insidieuse que dévastatrice à terme. Cessons de nous culpabiliser et de faire de l’humanitarisme bêlant ou du suivisme. On a fait beaucoup mieux, il y a très longtemps… »

(à suivre)

 



21/12/2019
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