ATHENA-DEFENSE

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La SEDI, un instrument essentiel du renseignement militaire - 1° Partie

Le général Staub m’envoie un article particulièrement intéressant qui a sa place dans la rubrique « Le Monde du renseignement et de l'espionnage ». C’est une partie méconnue du renseignement militaire qu’il développe ici, celui de la section d’études, de documentation et d’images, la « SEDI ».

Le général Staub est Général de brigade (2S) Polytechnicien et cavalier, il a fait l’essentiel de sa carrière dans le renseignement. Ancien de la mission militaire française de liaison (MMFL), il y a servi à Potsdam et Berlin, de 1981 à 1985. Grièvement blessé dans l’accident provoqué par la Stasi, qui a coûté la vie à l’adjudant-chef Mariotti, il a achevé sa carrière à la direction du renseignement militaire.

 

Le général Jean-Paul Staub, a dirigé comme lieutenant-colonel la Section d’Etudes, de Documentation et d’Images (SEDI) de 1991 à 1994 et montre comment le mélange des genres, tout comme le général Manificat l'avait développé dans une autre serie d'articles (1)  se prolongeait au niveau des subdivisions de BRRI, jusqu’à ce que la création de la DRM rationalise le dispositif en l’interarmisant.

 

Pour toutes ces raisons et d’autres plus personnelles, je le remercie d’avoir réservé cet article à Athéna Défense.

 

Roland Pietrini

 

(1) Contribution à l’histoire du renseignement militaire et de son évolution après la chute du Mur.

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La SEDI, ou le mariage de la carpe et du lapin.

 

La brève histoire de la SEDI s’étend de 1985 à 1994. Lors de la dissolution en 1985 du Centre d’Instruction du Renseignement et de l’Interprétation Photographique (CIRIP) implanté à Satory et du Centre de Langues et Etudes Etrangères Militaires (CLEEM) situé à Paris à l’Ecole militaire, les deux organismes devaient se fondre à Strasbourg dans l’Ecole Interarmées du Renseignement et des Etudes Linguistiques (EIREL), encore un exemple de mélange des genres, car si certaines langues présentent un intérêt renseignement, ce n’est pas le cas de toutes, notamment celles des relations internationales et de la coopération.

 

Dès les études préliminaires, certaines difficultés apparurent : le CIRIP et le CLEEM avaient certes chacun une mission de formation qui pouvait être délocalisée, mais aussi une mission opérationnelle au profit des états-majors parisiens. De plus, surtout le CLEEM, ils employaient des réservistes, des personnels civils et des cadres permanents spécialistes ayant leurs habitudes à Paris et freinant des quatre fers pour ne pas s’exiler à Strasbourg.

Au contraire, le CIRIP mettait sur pied la quatrième Section d’Interprétation Photographique (SIP), celle de la FAR, qui pouvait trouver avantage à se rapprocher de la 33° escadre de reconnaissance, basée à Entzheim, à côté de Strasbourg. Et d’ailleurs ses énormes shelters, conçus pour un conflit en Centre-Europe, trouvaient difficilement leur place à Paris et pas du tout dans un Transall. Mais surtout, la préparation à l’arrivée d’Hélios, le futur satellite d’observation militaire français, nécessitait la participation quasiment permanente de photo-interprètes au développement des logiciels d’interprétation destinés à Hélios. Celle-ci se déroulait à l’Etablissement Technique Central de l’Armement (ETCA) à Arcueil, en banlieue parisienne.

 

 

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Helios 1A

 

Le pour et le contre ayant été pesés, il a fallu trancher. Toute cotte étant mal taillée, on a finalement coupé la poire, c’est-à-dire le CIRIP et le CLEEM, en deux : à Strasbourg la formation, à Paris le soutien aux opérations, une logique qui pouvait se défendre, même si la formation gagne à ne pas trop se couper des opérations, argument en faveur du transfert de la quatrième SIP. Et c’est ainsi qu’est née la SEDI, à partir d’un morceau du CIRIP et d’un morceau du CLEEM, car, pour gagner un chef de section et un secrétariat, on allait regrouper ces deux morceaux tout en individualisant la SEDI à l’ordre de bataille, pour ne pas paraître grossir les effectifs de l’EMAT. Ils n’avaient rien en commun si ce n’est une certaine bonne humeur et la chance d’occuper, à partir de 1990, pour faire face à l’augmentation de ses effectifs, des locaux rénovés dans les combles de l’Ecole militaire, avec vue sur la Tour Eiffel.

 

Les débuts de la SEDI.

 

Initialement, avec une vingtaine de personnels, moitié linguistes, moitié imagiers, la SEDI était déjà la plus grosse des sections de BRRI, ce qui suscitait quelques quolibets de la part de sa « portion centrale » située boulevard Saint-Germain. J’ai bien aimé par exemple la comparaison avec les figurines des trois singes, dont l’un se couvrait la bouche et représentait les interprètes du groupe langues, un autre les yeux figurant les interprètes d’images, le groupe de commandement, qui ne voulait bien sûr rien entendre, étant représenté par celui qui se bouchait les oreilles. Allant dans le sens de ces fausses synergies, j’avais d’ailleurs proposé, dans une fiche d’un premier avril, de rattacher encore à la SEDI la Musique principale de l’armée de Terre, pour qu’elle dispose également d’interprètes de musique… Mais j’ai préféré la devise détournée d’un célèbre hebdomadaire « le poids des mots, le choc des photos », une idée du président des sous-officiers de la SEDI, un major charismatique issu du renseignement, interprète d’images enthousiaste, qui a beaucoup œuvré pour une certaine cohésion, difficile de prime abord, entre linguistes et imagiers.

 

Le groupe langues.

 

Le groupe langues de la SEDI comporta tout du long de son existence une demi-douzaine d’appelés et deux secrétaires chargées de la gestion et de l’emploi d’environ 500 réservistes, officiers interprètes de réserve de l’armée de Terre (OIRAT), couvrant près d’une trentaine de langues. A sa tête se trouvait un personnel civil, lui-même OIRAT, interprète d’anglais, dont la connaissance du milieu des OIRAT était très précieuse. Seule une petite partie de ce vivier était usuellement employée, principalement en anglais (à l’époque, l’armée de Terre, encore en marge de l’OTAN, pratiquait peu cette langue), en allemand ou en espagnol. Mais de nombreuses autres langues servaient occasionnellement. Par exemple, lors de l’affaire criminelle du cannibale japonais, c’est la SEDI qui a mis rapidement à la disposition de la police judiciaire et de la justice un interprète, dont les premières qualités, outre la connaissance de la langue japonaise, étaient la disponibilité et l’habilitation à connaître des documents classifiés. La SEDI était aussi assez fréquemment sollicitée par les bureaux du service national pour la traduction d’actes de naissance en turc ou en arabe. Parfois la langue dans laquelle les documents à traduire étaient rédigés était elle-même inconnue, souvent le recours à l’INALCO avec lequel la SEDI avait d’excellentes relations (certains de ses professeurs étaient OIRAT) était d’une grande aide, par exemple pour l’identification de dialectes indiens.

 

La gestion des OIRAT n’était pas toujours aisée, que ce soit pour les travaux de notation annuels ou le travail administratif nécessité par le paiement de leur solde et frais de déplacement, pour lequel la SEDI disposait des fonds nécessaires, assez conséquents. En particulier, le paiement des travaux de traduction s’effectuait selon un barème assez compliqué inspiré des prix des services de traduction du privé, prenant en compte le nombre de pages à traduire, la langue étrangère concernée (dite courante ou rare), le caractère technique ou non de la traduction, le fait qu’il s’agisse d’une version ou d’un thème. Certaines de ces caractéristiques sont subjectives, ce qui donnait parfois lieu à de pénibles négociations avec les OIRAT concernés. Quelques uns d’entre eux tâchaient de profiter du système, en recherchant des textes comportant des images ou de longues listes de destinataires. Il y avait même des OIRAT possédant leur propre entreprise de traduction, à qui ils sous-traitaient les traductions qui leur étaient confiées, leurs employés étant bien sûr moins bien payés qu’eux-mêmes, surtout s’ils étaient colonels… La disponibilité et, pour les traductions, la rapidité de leur réalisation étaient les critères principaux de sélection.

 

Les appelés du groupe langue étaient également des personnalités intéressantes, aspirants ou scientifiques du contingent, souvent issus de l’INALCO ou d’une école d’interprètes, qui proposaient fréquemment leur successeur issu de la même école pour effectuer leur service militaire à la SEDI. Ils étaient récompensés en fin de service par une lettre de recommandation du chef de la SEDI, qui facilitait leur première embauche, et ne regrettaient généralement pas leur service militaire, gagnant-gagnant pour les deux parties. Occasionnellement, notamment lors des prémices du conflit en ex-Yougoslavie, la SEDI recevait un appelé pratiquant une langue utile au renseignement, telle le serbo-croate. Mais une telle solution était en général peu intéressante en raison de la durée des enquêtes de sécurité, qui entraînaient d’ailleurs parfois la mutation de l’intéressé hors de la SEDI lorsqu’elles mettaient en évidence des attaches trop étroites avec l’une ou l’autre des parties au conflit.

 

Bon mal an, le groupe langues traduisait avec ses personnels près de 2 500 pages par an, environ 300 pages par traducteur. ; plus de 2 500 pages étaient confiées aux OIRAT, qui assuraient également plus de 1 000 jours de missions d’interprétariat. Un quart de l’activité du groupe langues s’effectuait au profit d’organismes hors EMAT.

 

Le groupe images.

 

A la création de la SEDI, le groupe images ne comprenait que 3 photo-interprètes. Il était commandé par un capitaine, ancien du 7°RA de Nevers (aujourd’hui 61° RA de Haguenau, après un passage par Semoutiers près de Langres). Le 7°RA était le régiment de drones CL-289 de l’armée de Terre où se trouvaient pratiquement toutes ses compétences en interprétation d’images aériennes. Au fur et à mesure de sa montée en puissance, le groupe images vit ses effectifs complétés par des personnels du renseignement d’état-major et du 28° groupe géographique de Joigny, qui exploitait également des photos aériennes à des fins de cartographie.

 

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spot 4

 

Cette petite équipe n’avait initialement pas d’activité opérationnelle : elle se formait à l’interprétation d’images spatiales numériques, SPOT 4 et LANDSAT 7 en attendant Hélios et donnait le point de vue de l’utilisateur à la DGA et à la société Fleximage, une PME qui a développé les logiciels utilisés plus tard pour Hélios. Cette coopération interarmées, car y prenaient bien sûr également part des équipes de l’armée de l’Air et de la Marine, fut fructueuse pour tout le monde et préfigurait la création, décidée quelques années plus tard, du Centre de Formation et d’Interprétation Interarmées des Images (CF3I). Elle se déroulait à l’Etablissement Technique Central de l’Armement (ETCA) à Arcueil.

 

L’armée de Terre avait compris rapidement le potentiel que représentait l’imagerie spatiale pour le renseignement de documentation et la conduite des opérations. Mais sous l’impulsion du général Monchal, CEMAT de 1991 à 1996, elle consentit un effort exceptionnel, en personnels et en crédits, au profit de la SEDI puis du CF3I. Lors de la création du CF3I dans lequel le groupe images de la SEDI se fondit avec les organismes homologues des autres armées, l’effectif de la SEDI dépassait la trentaine, plus de la moitié de celui de la portion centrale de BRRI.

 

L’essor de la SEDI à partir de la guerre du Golfe.

 

Succédant à deux chefs linguistes puis un imagier, qui ne maîtrisaient qu’une partie des activités de la SEDI, j’y fus affecté hors plan de mutation début 1991, peu avant le début de l’offensive terrestre alliée en Irak. On m’avait tiré du cours supérieur interarmées (CSI), comme quelques autres stagiaires, essentiellement des spécialistes du renseignement et de la logistique, qui iraient, eux, rejoindre la division Daguet. Peut-être étais-je l’oiseau rare possédant des compétences couvrant tout le spectre des activités de la SEDI : polytechnicien, j’avais fait Supaéro, option « espace » et servi au CIRIP ; je parlais également couramment l’anglais et l’allemand ; j’avais fait mes premières armes dans le renseignement à la MMFL, la mission de Potsdam.

 

En dépit de ces expériences, j’arrivais bien tard à la SEDI, clairement trop tard pour influer utilement sur l’emploi de l’imagerie spatiale dans la conduite des opérations. Je pus tout de même faire commander en urgence une couverture récente de la zone d’engagement de la division Daguet auprès de SPOTIMAGE, la société qui commercialisait l’imagerie SPOT et s’efforçait toujours de satisfaire au mieux la SEDI, l’un de ses principaux clients. Ceci permit la mise à jour de la cartographie de la zone et la mise en évidence de certains éléments d’intérêt renseignement. Avec un pas d’analyse au sol de 10 Mètres, SPOT 4 ne permettait pas la détection de véhicules isolés, tout en autorisant la mise en évidence de traces de chenilles ou de roues dans le désert. Bien plus, il était possible d’identifier des travaux d’organisation du terrain, notamment les fameux fossés antichars à la frontière irako-saoudienne. Ceux-ci ne formaient pas une ligne Maginot continue, le débouché de la division Daguet n’était donc aucunement entravé, d’autant moins qu’aucune « défense de l’avant » n’avait été détectée, à peine quelques groupements probables de véhicules embossés dans la profondeur, notamment dans la région d’As-Salman. Tous ces renseignements étaient transmis à Daguet et à la base aérienne d’Al-Ahsa. Mais Daguet ne disposait pas de stations permettant d’interpréter ou simplement de visualiser des images spatiales, ni d’ailleurs de photo-interprètes, et l’armée de l’Air avait tendance à ne se fier qu’à ses propres moyens aériens. Enfin, les cartographes de la Section Géographique Militaire (SGM) dénigraient parfois le travail de la SEDI, qu’ils qualifiaient de « sous-cartographie », au motif parfaitement exact que les cartes réalisées par la SEDI ne possédaient qu’une précision de localisation médiocre ne permettant pas de les employer pour le tir de l’artillerie ; j’avais fait observer que l’appui-feu de Daguet était principalement assuré par les Américains, qui devaient disposer de cartes à jour… Les géographes français ont su pour leur part produire des cartes très précises, malheureusement disponibles seulement six mois après la fin des hostilités.

 

L’emploi de la SEDI lors de la guerre du Golfe n’a donc pas été complètement concluant, même si 44 scènes SPOT couvrant plus de 150 000 km² (près du tiers de la superficie de la France métropolitaine) ont été interprétées, et même si les difficultés mises en évidence tiennent d’abord à l’absence de liaisons à haut débit entre le théâtre et la métropole et à celle de capacités humaines et techniques d’exploitation sur le théâtre. Ce dernier point a été corrigé depuis, il avait été longuement discuté à l’époque, à la SEDI comme à l’EMAT : valait-il mieux laisser les moyens de la SEDI (début 1991, 2 stations d’exploitation et 4 interprètes d’images formés) groupés à Paris ou les dissocier pour en envoyer la moitié sur le théâtre ? La logique de la concentration des moyens a prévalu, je l’avais d’ailleurs privilégiée tout en en regrettant l’effet négatif sur le moral des personnels. Ceux-ci ne se ménageaient pas pour contribuer depuis Paris à fournir à l’opération Daguet un appui renseignement d’un type pratiquement nouveau en France. Malheureusement, ils n’avaient avec elle aucun contact autre qu’un échange de messages et la transmission par courrier de rapports d’interprétation et de tirages photo. Aucun retour d’expérience n’a eu lieu, et on ne sait même pas si la division Daguet a réellement utilisé le renseignement fourni.

 

La guerre du Golfe aura au moins permis à la SEDI de prouver que même avec des images SPOT il est possible d’acquérir du renseignement précis et géolocalisé sur une grande surface inaccessible aux autres capteurs. Elle aura aussi permis d’améliorer et de systématiser les procédures internes de travail. Les visites du général CEMAT, qui souhaitait voir de ses yeux les images, se les faire présenter par des photo-interprètes qui lui disaient parfois « Mon général, comme vous ne pouvez pas voir sur cette image… », ont fortement contribué au moral des interprètes d’image, en les confortant dans l’idée qu’ils étaient les précurseurs d’une technique nouvelle en plein essor.

 

L’une de mes préoccupations restait la cohésion d’ensemble de la SEDI. Je ne voulais pas que le groupe langues se sente le parent pauvre alors que le groupe images était porté aux nues. Bien sûr, ils entendaient parler de la guerre du Golfe, certaines traductions s’y rapportaient aussi. Et les simples soldats du groupe langue et du secrétariat voyaient bien qu’il leur fallait monter la garde à l’entrée de l’Ecole militaire en gilet pare-balles. J’ai tenté, avec un certain succès, de les motiver en leur faisant présenter ce que faisait le groupe images, en les associant aux nombreux exposés que j’étais amené à faire à divers groupes d’officiers étrangers, toujours impressionnés quand le café leur était servi par quelqu’un parlant bien leur langue.

 

De plus, la participation la plus concrète de la SEDI à la guerre du Golfe a été paradoxalement le fait d’un personnel du groupe langues de la SEDI, qui a presque failli servir en OPEX : il s’agit d’un aspirant, linguiste d’espagnol, qui avait été désigné pour embarquer à bord d’un ro-ro espagnol, le JJ Sister, affrété pour le transport de troupes françaises, comme interprète entre le commandant du navire et le chef de la troupe transportée, en fait entre l’équipage et cette dernière. Il avait fait un beau voyage, embarquant à Barcelone pour faire escale à Toulon où les troupes et leur matériels étaient chargés, puis poursuivant par le canal de Suez jusqu’à Yambu en Arabie Saoudite. Mais le 9 décembre 1990 le président Mitterrand avait annoncé sa décision de ne pas envoyer d’appelés dans le Golfe. L’aspirant de la SEDI était déjà parti, mais à l’arrivée du JJ Sister il lui fut interdit de débarquer et il ne quitta le navire qu’à une escale à Chypre lors de son retour.

 

Général Jean-Paul Staub 

à suivre... 



05/04/2020
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