Le nucléaire et l'OTAN
Le Nucléaire et l’OTAN
Par Roland Pietrini (1)
En réponse à la guerre que la Russie mène en Ukraine, les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’OTAN - lors du sommet extraordinaire tenu le 24 mars 2022, ainsi qu’au sommet tenu à Vilnius en 2023 - ont réaffirmé que « l’OTAN ferait tout ce qui est nécessaire pour assurer la crédibilité, l’efficacité, la sûreté et la sécurité de sa mission de dissuasion nucléaire, en continuant de moderniser ses capacités et en actualisant son processus de planification de manière à accroître la flexibilité et l’adaptabilité des forces nucléaires de l’Alliance ».
Cette affirmation semble être une réponse aux menaces réitérées de Vladimir Poutine sur l’emploi et la préparation de ses propres forces nucléaires à l’encontre de l’Otan.
Dissuasion nucléaire mais de quoi parle-t-on ?
En préambule, il n’est pas inutile de rappeler que la dissuasion nucléaire est fondée sur la capacité d'un pays à infliger des dommages inacceptables à un adversaire qui voudrait l'attaquer.
Cette stratégie de défense qui s’appuie essentiellement sur la doctrine de la vulnérabilité mutuelle (MAD en anglais : destruction mutuelle assurée) démontrerait que l’utilisation à grande échelle de l’arme nucléaire par l'un des deux protagonistes provoquerait à coup sûr la destruction de l’autre.
Il existe cependant, un échelon de terreur inférieur au premier qui entre dans le domaine d’une dissuasion opérative, celui du champ de bataille en complément d’une dissuasion conventionnelle qui est l'affichage de moyens classiques à des fins de dissuasion, pour contribuer en quelque sorte, à "gagner la guerre avant la guerre ».
La doctrine russe s’inscrit dans ces domaines de dissuasion. Ils sont contestés par certains experts qui considèrent qu’il n’y a pas de différence entre arme stratégique et tactique, l’arme nucléaire restant, selon eux, une arme de non-emploi.
Or, la posture de dissuasion nucléaire russe ainsi que l’emploi des armes nucléaires par Moscou qui s’inscrivent dans une approche exclusivement défensive, n’exclut pas une possibilité de frappe en premier ou préventive, la meilleure défense étant l’attaque, mot attribué à Napoléon Bonaparte.
Carl von Clausewitz, admirateur de Napoléon, en fit l’exégèse dans son ouvrage inachevé « De la guerre » en expliquant que la défense était supérieure à l’attaque car le défenseur est mieux préparé, mieux informé et plus mobile que son ennemi. Ce qui reviendrait à dire qu’il serait donc préférable d’attaquer en premier pour vaincre, avant que l’ennemi consolide ses défenses… Je laisse aux spécialistes de ce bon vieux Carl d’affirmer l’inverse, ce qui reviendrait à résoudre la quadrature du cercle par goût immodéré de l’anagogie.
Vladimir Poutine avait promulgué le 2 juin 2020 l’oukase intitulé « Les fondements de la politique de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire ».
Ce décret fait référence aux armes « habituelles », à savoir conventionnelles, et fait écho à l’article 13 qui stipule que la posture de dissuasion nucléaire russe s’adresse indistinctement aux acteurs (États, blocs, alliances), qu’ils soient dotés ou non de l’arme atomique et des moyens de la mettre en œuvre.
Autrement dit, des États non dotés ayant rejoint l’OTAN pour y trouver une garantie de sécurité contre la Russie deviennent, en vertu de cet article, des cibles légitimes de la dissuasion nucléaire russe.
L’arme nucléaire tactique dont la Russie est abondamment pourvue reste donc une arme d’emploi potentielle, (en restant fidèle à l’ancienne doctrine soviétique), pour traiter des cibles militaires ou d’infrastructures d’importance sur le champ de bataille.
Dans ce domaine comme tant d’autres, les experts devraient rester prudents sur le fait que la Russie n’utiliserait pas cette arme nucléaire tactique au prétexte que nous ne le ferions pas nous-mêmes.
Une approche russe assumée pour un flou partagé.
L’approche russe admet qu’il existe deux types d’armes nucléaires, (les Etats-Unis et l’Otan aussi), les armes stratégiques dissuasives dites de non-emploi (de mon point de vue, non-emploi est un terme inexact, on devrait dire non-emploi en premier) et les tactiques, d’emploi non exclu. L’arme nucléaire tactique, se distinguant de la stratégique par une portée plus réduite, de quelques centaines de kilomètres, et par une puissance limitée.
Les armes nucléaires tactiques ont été créées pendant la période de la guerre froide, dans les années 1950, plus petites en charge explosive que l’arme nucléaire stratégique, elles sont en théorie destinées au champ de bataille et transportées par un vecteur ayant une portée inférieure à 5500 kilomètres ( ce qui parait beaucoup). Définition communément adoptée afin de classer les armes nucléaires lors de la signature du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire – ou traité FNI, qui a permis d’éliminer toute une catégorie d’armes nucléaires qui menaçaient l’Europe dans les années 1980.
En réalité, ce qui différencie l’une de l’autre c’est l’intention d’emploi. L'Otan estime qu'une arme nucléaire tactique est utilisée pour atteindre un site situé jusqu'à 300 kilomètres (ce qui est peu) et que sa puissance est comprise entre 1 et 100 kt. Pour mémoire, Little Boy lancée sur Hiroshima en 1945 avait une puissance de 15 kt.
On peut mesurer l’arsenal d’armes tactiques russe par le nombre de vecteurs mais plus difficilement par le nombre de têtes, la plupart des missiles lançables à partir d’avions, navires ou porteurs terrestres pouvant être armés d’explosifs classiques, chimiques, ou nucléaires.
L’arsenal russe serait composé de 5 977 ogives nucléaires, selon la Fédération des scientifiques américains (FAS) et parmi elles, figureraient 2000 ogives nucléaires tactiques. La revue scientifique du Bulletin of the Atomic Scientists, va dans le sens des chiffres américains. Selon elle, "1588 têtes nucléaires russes sont déployées" en Russie en 2022, dont 812 sur des missiles installés à terre, 576 sur des sous-marins et 200 sur des bombardiers.
À titre de comparaison, les États-Unis, disposaient en 2022 de 5428 ogives nucléaires, armes stratégiques et tactiques confondues. Mais si on ajoute les capacités françaises et britanniques (France 290 et Royaume-Uni 225) le total Otanien serait de 5943.
L'arsenal américain fait état au 1er mars 2023 de 662 missiles balistiques intercontinentaux, et développerait les nouvelles B61-13 (bombes à gravité) qui remplaceraient officiellement certaines B61-7 qui figurent dans l’arsenal nucléaire tactique américain, lequel comprend à ce jour environ 200 bombes B61, dont une centaine sont déployées en Europe.
Le développement de cette nouvelle arme nucléaire tactique « reflète un environnement de sécurité changeant et des menaces croissantes émanant d'adversaires potentiels », a affirmé le secrétaire adjoint à la Défense, John Plumb, qui observe que « les États-Unis ont la responsabilité de continuer à déployer les capacités dont nous avons besoin pour dissuader de manière crédible et, si nécessaire, répondre aux attaques stratégiques, et rassurer nos alliés ».
En réalité, personne n’est en mesure de connaitre les intentions de l’autre en matière d’emploi d’armes nucléaires tactiques sur le champ de bataille.
Ceux qui aujourd’hui considère encore que les armes tactiques restent des armes de non -emploi, devraient relire le discours de Jacques Chirac alors Premier ministre qui déclarait au Camp de Mailly le 10 février 1975 :
- « La France est désormais la troisième puissance au monde à posséder un armement nucléaire tactique national. Elle concrétise ainsi sa volonté de renforcer une politique de défense fondée — et qui le restera — sur la dissuasion nucléaire. Mais l’introduction de l’ANT, et par conséquent celle du Pluton, dans notre système de forces constitue un événement de portée considérable. D’abord, pourquoi un armement nucléaire tactique ? À cette question, j’apporterai trois réponses.
- La première — résultant d’une approche objective — relève du simple bon sens ; nous ne voulons laisser à quiconque le monopole de telle ou telle catégorie d’armement. …
- La deuxième réponse — qui est naturellement plus fondamentale — est que nous devons étendre notre dissuasion à des formes d’agression pour lesquelles la menace d’une riposte stratégique ne serait pas d’emblée crédible et qui sont donc les plus probables. Il s’agit, en d’autres termes, de nous donner les moyens d’une stratégie plus nuancée …
- La troisième réponse — aussi fondamentale que la précédente — est que, sachant son sort lié à celui de l’Europe, la France entend jouer dans la défense du continent auquel elle appartient un rôle à la mesure de ses capacités. Pour cela nous ne pouvons nous contenter de « sanctuariser » notre propre territoire et il nous faut regarder au-delà de nos frontières… »
Cette doctrine fut celle de la France et de l’Otan lors de la guerre froide mais qui a été abandonnée de manière déclarative, car le flou reste de rigueur, il le sera d’autant plus que nos forces conventionnelles sont aujourd’hui réduites et ne remplissent plus le rôle de dissuasion première.
Pluton à Mailly
Le retour d’armes nucléaires tactiques susceptibles « de nous donner les moyens d’une stratégie plus nuancée » devrait faire partie d’une réflexion stratégique renouvelée, notamment pour la France qui dispose de la seule capacité nucléaire souveraine en Europe. Ce qui était communément admis il y a 50 ans jusqu’en 1991, chute de l’URSS, devrait faire l’objet d’une réflexion hors de toute idée préconçue.
Et les plans russes ?
Les plans russes de riposte nucléaire n’ont que peu évolué depuis la disparition de l’URSS.
Dès 2008, la Russie envisageait un possible conflit avec l’Occident et aurait prévu de frapper au-delà des zones frontalières de l’Otan sur des cibles parfaitement identifiées. Dans cette hypothèse, la flotte russe jouerait un rôle déterminant avec leurs missiles nucléaires en visant un certain nombre de zones industrielles, chantiers navals, zones de stockage US en Europe, zones portuaires, afin d’interdire tout renfort provenant des Etats-Unis.
C’est pourquoi un effort récent est en cours pour renouveler la flotte des avions porteurs des moyens otaniens de riposte nucléaire.
L’Otan et les forces de dissuasion.
« Aux côtés des forces conventionnelles et des forces de défense antimissile, les armes nucléaires sont une composante essentielle des capacités globales de dissuasion et de défense de l’OTAN, elles sont complétées par des capacités spatiales et désormais par des capacités cyber. »
C’est pourquoi le nucléaire est au cœur de la stratégie d’ensemble de l’OTAN afin de prévenir les conflits et les guerres.
A l’heure actuelle, on estime à environ 160 armes entreposées en Europe de l’Ouest.
Les armes stationnées à ce jour sont des bombes à gravité B61. Il est communément admis que la B61 est une bombe H en service depuis 1960 dans l’arsenal américain avec de nombreuses variantes. Autre flou entretenu, elle serait à la fois stratégique et tactique et déclinée en plusieurs versions.
4 versions seraient actuellement en service les B61-3, B61-4, B61-7 et B61-11. Une cinquième, la B61-12 ou 13 d'une puissance de 50 kt développée en 2012, doit remplacer les trois premières.
La B61 est, depuis les années 2000, la seule arme nucléaire tactique de l’arsenal des États-Unis. Sa puissance est variable, allant de 0,3 kt (tactique) à plus de 100 kt (stratégique).
Le partage du nucléaire au sein de l’OTAN
La puissance otanienne fonctionne sur le modèle de la dissuasion partagée ou concertée.
Pour résumer simplement, les Etats-Unis possèdent les bombes nucléaires, les pays européens hôtes, disposent des vecteurs, essentiellement aériens, ce qui permet aux Américains (USA cela s’entend) de vendre leurs F35 Lightning aux Européens, seuls avions désormais capables de le délivrer en remplacement des Tornado et autres Harrier.
Incidemment, il convient de signaler que le Mouvement des pays non-alignés et certaines voix au sein de l'OTAN estiment que le partage nucléaire de l'OTAN a violé les articles I et II du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), qui interdisent le transfert et l'acceptation de contrôle direct ou indirect sur les armes nucléaires.
Les États-Unis insistent sur le fait que ses forces contrôlent les armes, et qu'aucun transfert des bombes nucléaires ou de contrôle sur elles n'est prévu « à moins que, et jusqu'à ce qu'une décision ait été prise d'entrer en guerre, au cours de laquelle le TNP ne serait plus de rigueur », il n'y aurait donc pas de violation du TNP…
La France dans l’Otan
SNLE français
La force nucléaire française (290 têtes nucléaires en 2023) a été réduite de moitié depuis les années 80, mais elle reste la seule puissance nucléaire de l’Union européenne totalement souveraine avec ses deux composantes, aérienne et sous-marine. Elle la doit à la volonté d’un homme, Charles de Gaulle, au génie français, et à la constance de tous les gouvernants qui se sont succédés par la suite. Mais la France ne peut ignorer la question de l’élargissement de la dissuasion nucléaire française à l’Union européenne dont l’ensemble des pays la composant est placé sous le parapluie nucléaire américain. Tant que les Etats-Unis assureront de fait la défense de l’Europe y compris nucléaire, le rêve, pour certains, d’une Europe fédérale ne pourra voir le jour, à moins d’accepter que l’Europe devienne le 51ème état américain.
Or, reconnaitre à la France cette capacité à participer à la défense de l’Europe serait lui accorder une forme de supériorité que les autres ne souhaitent lui octroyer. Ni l’Allemagne, ni désormais la Pologne, ne voudront donner à la France ce rôle hégémonique.
Les polémiques franco-françaises actuelles, sur ce sujet, n’ont pas lieu d’être. La France, dès 1972 avait affirmé notamment dans son Livre blanc, qu’elle vivait dans un contexte géographique et politique qui dépassait ses frontières, cela parait une évidence.
« La France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. Elle n’est pas isolée. L’Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe. […] Nos intérêts vitaux se situent sur notre territoire et dans ses approches ».
La contribution indirecte de la dissuasion française à la sécurité de l’Alliance atlantique, qui réside notamment dans le fait que l’existence d’une dissuasion autonome complique le calcul d’un agresseur potentiel, a valu à la France une reconnaissance officielle de l’intérêt de sa force de dissuasion aux yeux de ses alliés, par la déclaration d’Ottawa (1974). Cette contribution fut reconnue par les partenaires européens de la France dans le cadre de l’Union de l’Europe occidentale (UEO).
Or, ce contrôle et cette maitrise nationale, en réalité ne peuvent, dans le cas d’une crise majeure, se dispenser d’un échange avec les Etats-Unis, et la Grande-Bretagne. Qui peut imaginer que nous pourrions sans concertation utiliser notre arme nucléaire avec nos alliés qui seraient susceptibles de subir tout comme nous les conséquences de nos actes ?
Le 7 février 2020, le Président de la République, a confirmé que le rôle de la dissuasion nucléaire française était de « protéger la France et les Français contre toute menace d’origine étatique contre nos intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. » cette politique du « faible au fort » appuie sa crédibilité sur le principe de suffisance, selon lequel il suffit que les capacités nucléaires permettent de faire subir à un agresseur des dégâts équivalents aux dommages qu'il aurait infligés pour annihiler les bénéfices de son attaque. »
Mais « Les intérêts vitaux de la France ont clairement une dimension européenne, ce qui nous confère une responsabilité particulière », rappelait ainsi le président français Emmanuel Macron à Stockholm le 30 janvier en visitant l’académie militaire de Karlberg.
Ce rappel n’est pas nouveau et sonne comme une évidence, la question est celle du partage, or, elle ne se pose pas en l’état de nos institutions et celui de nos forces et se serait plutôt aux pays européens de faire un pas vers nous et non l’inverse.
Mais qui pourrait penser que la France resterait indifférente, si une attaque nucléaire tactique frappait un jour la Pologne ou les pays Baltes, ou une concentration de troupes en Allemagne ? Et d’ailleurs la Russie, n’en doutons pas, prend en compte la dimension nucléaire de la France en Europe.
Le doute fait partie du discours nucléaire, « La dissuasion exercée par une puissance européenne peut être perçue comme plus crédible que celle venant d’un protecteur plus lointain », relève Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique. « On accepte plus facilement de prendre le risque de mourir pour Tallinn ou Vilnius quand on est en Europe plutôt que de l’autre côté de l’Atlantique ». Dans ce domaine comme tant d’autres, l’Europe fait semblant de croire à un engagement perpétuel du grand-frère américain en Europe en oubliant que par deux fois la charge de la cavalerie américaine est arrivée un peu tard, pour la première guerre mondiale le 6 avril 1917, trois ans après le début de la guerre et pour la seconde après Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.
Un concept de dissuasion en question ?
Dans un monde de moins en moins prévisible avec des conflits qui mettent de plus en plus la stabilité du monde en péril, le verrou moral des agressions du fort au faible a sauté depuis fort longtemps.
Le concept de dissuasion est de moins en moins une garantie d’intégrité pour une sécurité globale. Depuis 1947, l’équilibre des forces a évité une confrontation de masse notamment en Europe parce qu’elle s’appuyait sur l’hégémonie indiscutable des Etats-Unis sur le reste du monde, seulement contestée par l’URSS. Le concept de dissuasion également appelé destruction mutuelle assurée prenait alors tout son sens. L’Europe était sous le parapluie nucléaire américain. La question est de savoir si aujourd’hui les Etats-Unis sacrifierait Chicago pour Varsovie. Question hautement incongrue, j’en conviens, quoi que…
Mais cet équilibre s’est révélé inefficace pour éviter les conflits périphériques et ceux par procuration.
Ce concept conventionnel fut utilisé, par exemple, par les États-Unis à la fin des années 1970, lorsqu’ils ont formé, financé et équipé les moudjahidines en Afghanistan contre les Soviétiques dans le but assumé de les affaiblir. Auparavant, la Chine, soutenue par l’URSS, a armé et formé le Viêt-Cong face aux Etats-Unis lors de la guerre du Viêt-Nam. Dans ces deux cas, ce sont les Etats-Unis qui ont perdu ces guerres.
Aujourd’hui, la stratégie qui consiste à tenter d’affaiblir l’adversaire sans avoir à franchir le seuil d’une véritable guerre reste d’actualité. Peut-être devrions-nous y songer dans l’analyse du conflit en cours en Ukraine indépendamment de toute réflexion morale et du fait que l’agresseur en premier est sans contexte la Russie.
Les sénateurs Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini dressent dans leur rapport d’information à l’Assemblée nationale un constat sans appel : « la dissuasion nucléaire, n’a rien perdu de son actualité mais ne justifie pas de baisser la garde dans le domaine conventionnel. Alors qu’ils confortent la dissuasion nucléaire dans son rôle de « garantie ultime de sécurité et d’indépendance d’une nation » et soutiennent la modernisation de ses composantes, ils nous invitent à repenser l’articulation entre conventionnel et nucléaire. Leur objectif pour la dissuasion, qui « ne répond pas à tous les cas de figure », est d’éviter qu’elle soit caricaturée en « nouvelle ligne Maginot ».
La guerre en Ukraine illustre la fin d’un cycle en Europe et la fin d’un aveuglement collectif.
Les budgets de défense des pays européens sont à la hausse mais restent très en deçà de ce qui serait nécessaire pour compenser les coupes effectuées depuis la chute du mur de Berlin. Les armées françaises sont complètes mais restent sous-dimensionnées et proportionnées à des conflits de basse intensité. Une « armée bonzaï » pour reprendre le mot du journaliste bien connu, spécialiste des affaires de défense, Jean-Dominique Merchet.
La pseudo supériorité d’un camp du bien contre celui du mal, celui des démocraties contre les totalitarismes se heurtent à des contre-modèles totalitaires qui sont les plus répandus dans le monde.
Les démocraties réelles en tant que système politique garantissant les libertés sont devenues minoritaires.
En 2006, 28 pays (13 % de la population mondiale) sont classés comme des démocraties à part entière, 54 pays (38,3 %) des démocraties imparfaites, 30 pays (10,5 %) des régimes hybrides et 55 pays (38,2 %) sont classés comme des régimes autoritaires. En 2024, nous glissons vers une aggravation des ces chiffres, d’autant plus que les régimes hybrides et totalitaires se sont renforcés.
La Chine développe et enrichit sans cesse son arsenal nucléaire, en 2019, il était estimé que la Chine possédait 290 armes nucléaires, soit presque autant que la France. En 2024, elle en alignerait 500, soit 90 de plus par rapport à janvier 2023. Les États historiquement dotés de l'arme nucléaire, Etats-Unis, Russie, -Chine- France, Royaume-Uni, ont été rejoints par l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord. Israël la possède sans reconnaissance officielle et dans le cadre de l’OTAN, la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie, la Turquie, hébergent l’arme nucléaire et possèdent les vecteurs.
L’Iran est sur le point de s’en doter, et d’autres discrètement pourraient potentiellement devenir nucléaire telles que l’Arabie saoudite et l’Algérie avec l’aide de la Russie, pour cette dernière.
L’administration américaine vient de publier tout récemment la mise à jour de sa doctrine en matière de dissuasion nucléaire dans un document intitulé « Nuclear Posture Review » [NPR].
En février 2023, la Russie avait annoncé la suspension de sa participation au traité de désarmement New Start et en novembre 2023, Vladimir Poutine a décidé d’annuler la ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires [TICEN], que les États-Unis s’étaient bien gardés d’adopter.
Dans ce document, le renforcement des forces nucléaires chinoises et celles de la Corée du Nord est désormais prit en compte.
La nouvelle stratégie nucléaire, dont les grandes lignes sont bien évidemment confidentielles, mais viseraient à préparer les États-Unis à « d’éventuelles confrontations nucléaires coordonnées avec la Russie, la Chine et la Corée du Nord », se ferait-elle au détriment de l’Europe ? Il n’est pas inapproprié de se poser la question.
Pour une conclusion non concluante…
L’avenir dessine une humanité profondément immorale où des civilisations tentent de prendre le pas sur d’autres. La nôtre, issue du bassin méditerranéen aux racines gréco-latines et judéo-chrétiennes, est sur le déclin, telle est la règle immuable de l’évolution humaine.
L’Occident est une construction fragile et comme toutes les constructions qu’on néglige, elle est aujourd’hui en état de péril avancé.
Si en 1914, l'existence d'une « civilisation européenne » ne faisait aucun doute, aujourd’hui, alors que nous reconnaissons encore l'existence d'une civilisation européenne, tout comme il existe une civilisation chinoise ou une civilisation islamique arabo-persane, la nécessité de la défendre ne concerne pas uniquement le fait ou pas de posséder l’arme ultime. C’est un combat qui concerne l’ensemble de la société.
L’emploi ou le non-emploi supposé du nucléaire n’est que l’infime partie d’une problématique bien plus vaste, celle de notre volonté à exister par nous-mêmes et pour nous -mêmes. Nos adversaires et nos alliés l’ont compris bien avant nous.
À tout bien choisir, ils choisiront leurs intérêts avant les nôtres, pouvons-nous leur en vouloir ? C’est pourquoi nous ne pouvons réduire la réflexion sur le nucléaire en la dissociant des valeurs que nous sommes censés défendre.
Pour comprendre un phénomène en apparence aussi matériel et rationnel que la puissance militaire et nucléaire, il est nécessaire de se préoccuper des phénomènes humains et sociétaux plus vastes qui les sous-tendent.
L’arme ne fait pas seule la défense, « l 'adhésion de la nation est la condition de l'efficacité de l'appareil de défense et de sécurité et de légitimité des efforts qui lui sont consacrés ». (Livre blanc sur la défense)
Tout cela va sans dire, mais encore mieux en le disant !
Roland Pietrini
- Ancien observateur et chef d’équipage à la MMFL (Mission Militaire Française de Liaison près du haut commandement soviétique ) de Postdam, ancien attaché près l’ambassade de France à Varsovie, créateur et animateur du blog Athéna Défense, auteur et écrivain.
Sources :
- Vulnérabilité mutuelle ou équilibre de la terreur : L'équilibre de la terreur ou destruction mutuelle assurée (DMA, ou MAD en anglais) est une doctrine de stratégie militaire au sujet de la dissuasion. Qu'appelle-t-on l'équilibre de la terreur ? (futura-sciences.com)
- Oukase sur le forces nucléaires : Les fondements de la politique de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire » se présentent sous la forme d’un document stratégique de 7 pages subdivisé en 4 parties (3). Ces parties traitent des considérations générales de la Russie sur sa posture de dissuasion nucléaire, elles en définissent l’essence et les principes, énumèrent les conditions pouvant amener Moscou à envisager l’emploi du feu atomique, avant que ne soit précisé le périmètre de responsabilité des organes d’État compétents en matière de définition et de réalisation de la politique russe de dissuasion ; La Russie formule sa "Doctrine nucléaire" : éléments d'explication (obsfr.ru)
- André Dumoulin : « Armée européenne : quelle phase transitoire ? », Europe Diplomatie & Défense, Agence Europe, Bruxelles, 7 mai 2015 et Les armes nucléaires et l’identité européenne de défense 1996
- Union de l’Europe occidentale, « Plate-forme sur les intérêts européens de sécurité », La Haye, 1987 ; « Conclusions préliminaires sur la formulation d’une politique européenne de défense commune », Noordwijk, 1994 ; « Concept commun de sécurité européenne », Madrid, 1995.
- Politique et forces de dissuasion nucléaire de l'OTAN du 6 décembre 2023 NATO - Topic: Politique et forces de dissuasion nucléaire de l'OTAN.
- Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces…Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini rapport d’information sur la dissuasion.
- L’épaulement des forces nucléaires et conventionnelles : Olivier Baudet, David Marty dans Revue Défense Nationale2023/HS13 (N° Hors-série), pages 111 à 131
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