Une mine par habitant (Cambodge 1992) - 9° article
9ème article :
Le général Manificat décrit, avec ce langage de vérité qui lui est propre, ce "théâtre d'ombre" qu'est le Cambodge.
Alors que "la DIA américaine, le MIS australien, le BAIS indonésien, les services de renseignement thaïlandais, malaisien, indien et néerlandais avaient déjà placé un ou plusieurs officiers spécialisés à tous les postes d’information et faisaient parvenir à leur commandement respectif un flux d’informations" "il n’était toujours pas question pour l’armée française de mettre en place des moyens de renseignement, car c’était pécher contre les Nations Unies."
Passionnante plongée dans la réalité écrite avec la froide résolution d'un soldat dont la mission consiste à convaincre et à construire un outil de renseignement là justement où il n'existe pas...
Roland Pietrini
Une mine par habitant
(Cambodge 1992)
Carte de la CIA
A la fin de l’année 1992 au Cambodge, malgré les pressions et les menaces de sanctions, les Khmers rouges n’ont pas encore manifesté la moindre intention de collaborer avec les autorités des Nations Unies. Leur trésor de guerre est énorme grâce au contrôle total qu’ils exercent sur le rubis. Ils privilégient la stratégie de reconquête du pouvoir en adoptant la tactique du pourrissement de la situation. Dans ce contexte, l’action de l’APRONUC (Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge, en anglais UNTAC) sur le terrain risque de devenir de plus en plus délicate et un affrontement localisé est une hypothèse à prendre en considération. Les Français qui, à défaut d’organisation, font preuve de dynamisme et de détermination, et dont le contact avec la population ne se dément pas, pourraient constituer des cibles prioritaires. Pour éviter ce genre de surprise, l’état-major accepte de renforcer sa composante nationale « renseignement ».
Un pays né de l’eau
Depuis une demi-heure, nous survolons le golfe de Thaïlande pour éviter de servir de cible aux Khmers rouges qui contrôlent la région boisée que nous apercevons au loin, les monts des Cardamones et la chaîne de l’Eléphant. Nous amorçons notre descente vers Phnom Penh et, après le survol de la mer, apparaît le long serpent du Mékong et son affluent le Tonlé Sap que tente d’enjamber un pont brisé. Au confluent s’étend Phnom Penh, capitale d’un pays moribond : le Cambodge, du mot Kambuja qui veut dire né de l’eau et a donné son nom à cet étrange pays. Sur le parking de l’aérodrome de Pochentong, avions et hélicoptères d’Air Cambodge sont à l’image du pays, ruinés et en panne. Nous sommes enfin à pied d’œuvre après 24 heures d’avion. Au pied de la passerelle, le COMELEF (commandant des éléments français) de l’APRONUC nous accueille chaleureusement.
Un nouvel épisode de la guerre franco-française
Nous sommes le 10 novembre 1992 et, il y a tout juste deux mois, lors de son passage à Paris, le COMELEF nous avait clairement expliqué ses besoins en matière de renseignement. Un mois plus tard, en octobre, nous avions mis en place les moyens demandés et il avait comme adjoint un lieutenant-colonel venant de la DRM qui remplissait les fonctions de chef du bureau militaire d’information. Ce n’était qu’un début mais cela n’avait pu se faire que grâce à la complicité de deux camarades de promotion bien placés et contre l’institution, car, à l’automne 1992, il n’était toujours pas question pour l’armée française de mettre en place des moyens de renseignement, car c’était pécher contre les Nations Unies.
Pendant ce temps, la DIA américaine, le MIS australien, le BAIS indonésien, les services de renseignement thaïlandais, malaisien, indien et néerlandais avaient déjà placé un ou plusieurs officiers spécialisés à tous les postes d’information et faisaient parvenir à leur commandement respectif un flux d’informations. Ils avaient d’ailleurs inclus ces personnels dès le début de l’APRONUC. Pas une place « Renseignement » ne nous fut octroyée par l’état-major des armées malgré notre demande d’inclure une telle cellule au sein du détachement précurseur français. Priorité à l’opérationnel comme si le renseignement était une fonction superflue. Tout ceci juste après la guerre du Golfe dont on avait, paraît-il, tiré tous les enseignements. Les seules choses qu’on voulut bien accepter du BRRI furent les deux notices que personne ne nous avait d’ailleurs demandées : un Mémento sur le Cambodge et un Recueil des mines qu’il fallait s’attendre à trouver. Il est clair que la création de la DRM devait absolument correspondre à la fin de cette capitulation sans condition du renseignement et, maintenant que la sous-direction « Recherche » était devenue le principal employeur des moyens d’acquisition du renseignement, nous n’avions de cesse de tenter d’imposer ces moyens à des gens qui n’en voulaient pas. Lourde tâche.
Le Cambodge est un théâtre d’ombres
Vue de PNOM PENH dans les années 80
Notre voiture se fraye un chemin au milieu des bicyclettes et des scooters. Les seuls véhicules visibles sont ceux de l’ONU et des ONG. Ces deux organismes ont au moins un point commun : leur amour immodéré pour les 4x4 climatisés. Ville verte et fleurie, Phnom Penh laisse deviner les empreintes de son rayonnement passé mais la guerre et l’utopie des idéologies ont entraîné la ville dans un cycle infernal. Deux millions de Cambodgiens ont disparu dans la tourmente créée par les Khmers rouges. Aujourd’hui, la capitale n’est plus qu’une vitrine de la misère où affluent tous les jours des milliers de paysans attirés par les dollars que font pleuvoir les vingt mille casques bleus, les personnels des ambassades et des ONG. Inflation, spéculation et corruption renforcent encore les divisions des différentes factions. L’élite a été supprimée, le pays est décérébré. Pendant ce temps, les paysans, qui produisent les seules richesses du pays, ne sont aidés par personne, mais rançonnés par les uns, pillés par les autres, ils sautent sur les mines anti-personnel dispersées à travers tout le pays.
L’attaché de défense nous accueille dans les locaux provisoires de l’ambassade de France. Pour lui, le risque existe que le Cambodge reste un théâtre d’ombres, une fiction d’Etat qui éprouvera les pires difficultés à contrôler son propre pays. Ses dirigeants, nous dit-il, ont tendu un rideau en trompe-l’œil sur lequel ils ont peint des scènes destinées à rassurer les Occidentaux et qui figurent la démocratie, les droits de l’homme, la constitution etc. Si on se donne la peine de regarder derrière le rideau, on perçoit le jeu des rivalités de pouvoir entre les familles et les clans, les affairistes et les financiers du monde chinois qui soutiennent à bout de bras les vieilles structures héritées de l’ancien régime.
À cet égard, les armées sont un exemple caricatural. Le ministère de la défense est une coquille vide et le véritable pouvoir s’exerce à l’abri des regards étrangers, selon des allégeances hiérarchiques héritées directement du régime précédent, communiste et totalitaire. Elle n’a donc pas évolué d’un pouce, compte plus de commandants que de soldats et n’a pas l’intention de changer cet ordre des choses. Nous tombons tous d’accord pour dire que si la France veut veut réussir son retour en Asie, elle doit d’abord s’appuyer sur le dynamisme des investisseurs publics et privés, soutenus par notre gouvernement car ici, la concurrence est sévère comme on le voit avec les Australiens qui profitent ouvertement des postes de responsabilité qu’ils possèdent au sein de l’APRONUC pour s’approprier de nombreux contrats.
Raccorder les maillons de la chaîne
La matinée du lendemain est consacrée à l’étude d’une véritable chaîne de renseignement nationale devant permettre à nos dirigeants civils et militaires d’être correctement informés et de prendre sans délai les bonnes décisions. Nous rendons visite au Military Information Office qui est entre nos mains, mais qui est composé de 13 officiers traitants de 12 nationalités différentes. Les sources sont nombreuses, mais peu productives, mal exploitées et sans coordination.
Le bataillon français transmet les renseignements qu’il recueille à la 11ème DP mais pas au COMELEF, le détachement de gendarmerie donne ses renseignements à l’attaché de défense mais pas au COMELEF, les observateurs français (il y en a 47, dispersés sur tout le territoire) rendent compte à leur hiérarchie, mais ni à l’attaché, ni au COMELEF, d’ailleurs, ils ont signé un papier comme quoi ils ne se livreraient à aucune activité de renseignement, les sapeurs-démineurs du 17ème Régiment du Génie Aéroporté font très bien leur travail mais ne transmettent aucune information sur les mines qu’ils neutralisent.
Par bonheur, le général français adjoint au général australien, patron de l’APRONUC, possède un solide bon sens et une autorité indiscutée. A notre demande de disposer de sources nouvelles, il nous offre trois postes de capitaines, deux dans des équipes spéciales d’enquête (Special Investigation Team) et une dans le bureau chargé des problèmes frontaliers (Border cell). Dans les trois cas, il s’agit d’ « observatoires » mobiles propices à recueillir des renseignements de qualité au sein de l’organisation onusienne. Avec l’équipe que nous avons bien l’intention de mettre en place auprès de notre attaché pour lui constituer une banque de données, notre affaire commence à prendre forme, même si le combat n’est pas terminé car, au retour, il va falloir faire accepter les désignations par l’état-major des armées et surtout, leurs financements par l’état-major de l’armée de Terre, car qui commande paie.
Les Khmers rouges du secteur 6
Un gros tournevis au manche cassé dépasse de la poche arrière du short crasseux de Vladimir, le mécanicien russe de l’hélicoptère Mi 17 aux couleurs de l’ONU. Il est 6h30 du matin et la brume se lève autour de Pochentong. Placide, le mécano rajoute un élastique au sac en plastique qui remplace le bouchon du réservoir. Le sifflement rassurant et régulier des turbines dément l’aspect inquiétant de cet hélicoptère d’occasion. La check-list doit tenir en deux lignes car il s’élève aussitôt après sa mise en route et met le cap sur le Secteur 6, autrement dit Sihanoukville ou encore Kompong-Som. Nous survolons le miroir des rizières à basse altitude, puis prenons de la hauteur au fur et à mesure que les terres correspondent à des zones refuges. Le Mi 17 se pose au PC du bataillon où nous accueille le chef de corps. Il s’intéresse au renseignement, mais seulement dans la mesure où cela contribue à la sécurité de son bataillon. Dans l’immédiat, il a rendez-vous avec les responsables Khmers rouges de sa zone et nous invite à l’accompagner.
Une demi-heure plus tard, nous nous posons en zone khmère rouge où nous sommes entourés par une cinquantaine d’hommes en armes. Ils sont vêtus de treillis chinois flambant neufs, ce qui en dit long sur leurs capacités à poursuivre le combat.
Leur armement paraît bien entretenu et les mines qu’ils ont posées fonctionnent puisqu’une dizaine d’entre eux sont amputés d’une jambe. Partout, des tresses jaunes et des panneaux rouges ornés d’une tête de mort canalisent nos déplacements. Les KR nous invitent à les suivre jusqu’à leur camp, ce que nous faisons accompagnés du médecin du bataillon et d’une équipe du CICR (Comité International de
La pagode des 700 marches
Le lendemain, c’est à bord d’un Puma que nous volons vers Battambang. Comme il n’a aucune envie de se faire trouer la carlingue, l’équipage vole à haute altitude, ce qui nous donne une vue imprenable sur la chaîne de l’Eléphant qui tombe directement dans la mer, puis sur les monts des Cardamones recouverts d’une épaisse forêt.
À Battambang, en limite de la zone de sécurité, nous allons prendre contact avec des observateurs. Nous embarquons dans le puissant 4x4 de notre observateur, un commandant de l’armée de l’air, et roulons prudemment en direction de Sisophon jusqu’à la pagode dite des sept cents marches. Nous saluons respectueusement le vieux bonze qui habite au sommet avant de visiter les lieux, escortés par les enfants du village proche. Au pied du rocher s’entassent des centaines de squelettes.
C’est tout ce qui reste des habitants des environs que les Khmers rouges jetaient du haut de la falaise. A proximité se trouve un centre de regroupement de l’armement lourd, où stationnent plusieurs chars de fabrication chinoise, théoriquement contrôlés par l’ONU.
En fait, il n’y a personne. Grimpant à bord d’un des blindés, je constate que toutes les munitions s’y trouvent et qu’il y a même un obus dans le tube. Nous nous posons ensuite sur l’aérodrome de Siem Réap, à 8 km d’Angkor. Le capitaine commandant la compagnie du génie nous accueille. Le bilan de son unité est éloquent : ils ont désamorcé 2.000 mines anti-personnel et 3 tonnes de munitions diverses. Nous visitons le « musée » qu’ils ont réalisé pour former leurs personnels et j’en profite pour le convaincre qu’il doit absolument communiquer à la DRM ses trouvailles afin que la mise à jour du manuel des mines soit la plus complète possible. Le renseignement technique n’est pas réservé à des unités spécialisées mais doit faire l’objet d’une large exploitation. Les temples sont encore fermés à la curiosité des touristes, les démineurs n’en sont qu’au début d’un immense chantier : une mine par habitant au Cambodge.
De retour à Phnom Penh, nous poursuivons notre traque de tout ce qui peut entraver ou améliorer la chaîne nationale de renseignement. Une réunion finale rassemble tous les protagonistes et nous convenons d’une chaine unifiée et renforcée. Le renfort portera sur une équipe auprès de l’attaché de défense, une autre auprès du général adjoint, une troisième au sein du bataillon français. De plus, un sous-officier renforcera le bureau information du COMELEF. Enfin, les observateurs désignés se présenteront obligatoirement à la DRM avant leur départ et les gendarmes reçoivent publiquement l’ordre de se comporter comme des militaires et non comme des intrigants dans une sous-préfecture de province.
Le COMELEF nous a raccompagnés à l’aéroport. Les choses se passeront comme nous l’avions souhaité et les états-majors ne se feront pas trop tirer l’oreille pour honorer nos factures. Au départ des casques bleus, le renfort du poste de l’attaché sera maintenu, pour la plus grande satisfaction du 13e Régiment de Dragons Parachutistes qui paraît apprécier cette occasion unique d’offrir à ses cadres une expérience de l’Asie.
Phnom Penh commence déjà à ressembler à Bangkok. Pas facile d’arracher ce pays à la fatalité de son déclin. Investi par le Siam, envahi par le Vietnam, bombardé par les Américains et assassiné par son propre peuple, le Cambodge a toujours eu besoin d’un tuteur pour survivre. Aujourd’hui, c’est la communauté internationale qui soutient le pays, mais pour combien de temps ?
(à suivre)
Patrick Manificat
POL -POT et son triste bilan -photo auteur
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